LES CAP HORNIERS (3)
Nous attendons le vent. Nous n’attendons plus que le vent.
Quitter enfin la torpeur de cette rade ! Le vent devrait être là déjà. Nos
voiles s’empliront et nous descendrons le long des côtes argentines, jusqu’au
Cap des Onze Mille Vierges et, si nous ne pouvons embouquer le canal de
Magellan, nous irons passer le Horn dans les vents hurlants. Les vagues du Horn
! Montagnes de rage et d’écume ! La marmite du Diable bouillonnant ! Les
anciens disent les grands albatros à l’oeil mauvais, suivant le navire au ras
des flots. Ils disent la peur, l’épuisement, la douleur, le mal aux tripes, la
gorge qui se serre, les crampes dans les bras et dans les jambes, le froid,
l’angoisse qui redouble lorsqu’il faut grimper dans la mâture. Le vaisseau se
couche sur le flanc, les vagues montent plus haut que la corne du grand mât. Ne
pas regarder en bas ! Ne jamais regarder en bas, si tu ne veux pas te laisser
prendre par le vertige ! Tu sais, dans une saute de vent, le navire se cabre,
s’ébroue. On dirait qu’il va se briser. Il saute. Et puis il plonge ! Il plonge
dans des creux de plus de dix mètres !
En finira-t-il, de plonger ? Plongera-t-on jusqu’au centre de la
terre ? Jusqu’en Enfer ? Et toi, il faut que tu prennes pied sur la vergue, que
tu te cramponnes comme tu le peux dans les filières ...
-” À carguer nom de Dieu ! À carguer les huniers,
Grouille ! “
Et tu te bats. Tu te bats avec le Diable. Pourvu que les jurons
du Maître d’équipage n’aillent pas nous porter la poisse ! Tu te bats avc les
poings, avec les doigts, les ongles et les dents.
-” Croche “ ! La poitrine appuyée sur la filière tendue, saisis
la toile. Elle bat, elle glisse, elle s’arrache, elle claque. Cent mille
Diables sont dedans. Croche et ramène à toi. Amarre ! Eh ! Mon Dieu, ce navire
qui se dresse, ce mât qui s’agite... Tu montes, tu montes ! La vague monte
aussi. Montera-t-elle jusqu’à toi ? Oui, elle est montée jusqu’à toi. Elle
explose et tu en prends plein la gueule. L’eau ruisselle dans ton cou et dans
ton dos. Vas-tu être noyé en haut du mât ? Tout bascule à nouveau, dans l’autre
sens. Tout descend, descend, descend. Ne pas regarder en bas ! Tu n’as pas pu
t’en empêcher ? - As-tu vu les torrents qui recouvrent le pont ? On ne voit
plus rien. On n’entend plus rien ! Trop de rage, trop de colère, trop de bruit,
trop de fatigue et le cœur qui te remonte jusqu’à la gorge. Vas-tu lâcher ?
Tout près de toi, des hommes ont lâché. Qui était-ce ? - Trois hommes. Ils ont
dû crier, mais on ne les entendait pas, dans la tourmente. Ils sont tombés ensemble.
Le Diable les a saisis et plongés dans son chaudron.
-” Le Horn, c’est cela, pendant des jours et des jours. On a le
vent contraire. On serre au plus près. Les courants sont contraires aussi, ils
te ramènent en arrière. Souvent, tu es obligé de mettre en fuite et tu perds en
deux heures ce que tu avais gagné en trois jours. Le Horn, peut-être bien que
tu ne l’apercevra même pas. La saison s’achève, les tempêtes se font plus rudes
et plus fréquentes. Il arrive que l’on passe sans rien voir, sans voir un seul
rocher. On passe au large.
Veille aux glaces !
Ces parages ont englouti plus de bateaux que tout autre lieu
dans les mers du monde !
-”Allez, garçons, à vérifier les arrimages., dans les cales et
dans les batteries. Cela va secouer ! Vous n’avez jamais vu un canon briser ses
bragues, rouler en tous sens comme une bête folle, d’un bout à l’autre de la
batterie, fauchant les hommes, défonçant la muraille, brisant les pièces ? Nous
avons trente pièces de vingt quatre à notre bord. Veillez aux bragues ! C’est à
vos vies qu’il vous faut songer ! Dans les cales, veille aux pièce d’eau douce,
aux pièces de vin ... Que l’on vérifie tout ! Une futaille folle, c’est le
Diable qui roule dans tous les sens et vous défonce la coque !
-”Les cales d’un navire ... Tu ne peux imaginer ce que c’est
qu’une cale ! Noir ! On s’éclaire avec une mèche. Au fond, c’est plein d’eau
croupie, qui pue la mort ! Là-haut, sur le pont, on pompe, on pompe , on
s’épuise à pomper !Mais on n’épuise pas les cales ! Il y a toujours ce liquide
qui n’en est pas un, visqueux, noir ! Un bateau, même tout neuf, sortant du
chantier, ce n’est jamais étanche ... Dans la cale, tu l’entends couler, l’eau.
Elle entre. Tu ne sais pas d’où elle vient.
Les charpentiers qui sont descendus en même temps que toi tapent
à coups de mailloches sur les membrures et sur les bordés. Sons clairs ou mats,
eux-seuls savent lequel révèle l’avarie qu’il faudra réparer. Tu avances à
tâtons. Tu saisis les amarres, tu les suis de tout leur long. Tes doigts sentent
si les torons sont fermes ou s’ils se défont. Détacher, rattacher, épisser,
nouer, serrer, souquer, couper ... Le couteau, dans ta main, est aiguisé comme
un rasoir. Gare au couteau ! Les crépines respirent, gargouillent, crachotent,
sifflent, soufflent. Des rats filent entre tes jambes. Ils courent, ils nagent,
ils grimpent. L’un d’eux, juché sur le filin que tu tiens, te fixe. Ses yeux
sont deux escarboucles mauvaises. Les yeux du Malin ! Les yeux de l’Enfer !
As-tu entendu couiner un rat ? - C’est, c’est ... Je ne saurais pas dire : Cela
te prend dans la nuque et cela te court partout. C’est horrible, le couinement
d’un rat ! Et des rat, il y en partout dans les cales, sur tous les navires.
Ils remontent le soir, par les écoutilles, entrent par les
sabords, Tu les as sur les poutres auxquelles on accroche les hamacs ... Tu les
as dans ton hamac ! On en meurt, d’une morsure de rat ! Cela s’infecte, cela ne
guérit pas. Le Coq, l’autre jour, devant son fourneau, était obligé de se
battre contre les rats qui voulaient entrer dans sa cambuse.
Nous avons appareillé pendant la nuit.
“Hisse et Ho ! Vire au guindeau !”
Bon plein, bon vent, tout dehors. La navire taille sa route.
Nous n’avons plus rien à faire. A l’arrière, un bouquet de sternes nous suit,
blancs, silencieux. Un bouquet qui se déforme et se reforme. L’un d’eux, de
temps à autre, s’écarte, crie, plonge et rejoint, d’un coup d’ailes. Le sillage
est clair, il chante. Léger roulis, brise fraîche. Nous laissons sans regrets,
loin derrière et du plus vite qu’il nous est possible la cloche d’air chaud et
moite, miasmes, torpeur de la baie de Rio. Rio, où nous n’aurons même pas pu
prendre terre !
Ah ! Que le vent chasse nos angoisses et que nos poumons se
revivifient ! Léger roulis. On prend le rythme.
Le bosco m’a raconté ... C’est lui qui m’a embarqué après
m’avoir enivré dans l’estaminet ... Il m’a tout raconté.
C’est ainsi qu’ils font, les recruteurs, lorsqu’il faut remplacr
quelqu’un de l’équipage. Notre navire sortait juste des chantiers de Rochefort.
Il avait mouillé en rade de l’île d’Aix, attendant les barges pour compléter le
chargement : On a trop de tirant d’eau pour descendre la Charente à plein
chargement. Deux hommes ont déserté la veille du départ. Il a fallu en trouver
deux autres pour les remplacer. J’ai été l’un d’eux ! Comment protester ? Cela
ne fait rien, je l’aime bien, le bosco. C’est un brave type, au fond. C’est lui
qui a fait de moi un marin...Dur, dur ! Mais sans lui, je n’aurais jamais
résisté aux vagues, aux vents, aux ardeurs du soleil. Je n’aurais jamais
échappé aux drisses qui coupent, aux écoutes qui fouettent, aux poulies qui
cognent. C’est à lui que je dois de savoir tenir la paumelle, l’aiguille, le
couteau. Et c’est lui encore qui m’a appris à tailler des clippers dans le
bois, à les gréer, à les armer, à les faire entrer dans des bouteilles. C’est
lui qui m’a appris à graver à l’aiguille les dents de cachalots.
Dents de cachalots ... Je suis en train d’en graver une, assis
sous la dunette. Le temps ne coule pas. Sur tribord, on aperçoit la côte.
Collines molles, vastes plaine arides, paraissant bleues à l’horizon.
On dit que c’est la Pampa, où se pressent les moutons, où errent
les guanacos hiératiques, où courent ces petites autruches qu’on appelle des
nandous. Les gauchos, paraît-il, portent des chapeaux à larges bords. Parfois,
de hautes montagnes paraissent en arrière-plan, leurs sommets sont blancs de
neige. Plus bas, dit-on, nous passerons au pied des glaciers. Nous naviguerons
entre les glaçons et les énormes icebergs.
-”Tu sais, lorsque c’est comme ça, lorsque le navire marche
bien, lorsque les voiles sont tendues et l’allure portante, quand la brise
chante dans les étais et dans les haubans, alors, tu prends ton accordéon si tu
sais en jouer. Tu chantes si tu n’as pas d’instrument. Tu fumes ta pipe. Tu
tresses des cordages ou tu fais des nœuds. Tu sculptes du bois ou tu graves
l’ivoire d’une dent. Je grave un brick. J’imagine qu’il me ramènera chez moi.
Je chante. Je chante cette chanson, toujours la même ... Cette chanson que
chantait la Jeannette, le soir, quand nous nous retrouvions sous les tamaris,
au bord des marais ...
-”Mets ta main dans l’eau,
Dans l’eau, dans l’eau de la rivière,
Mets ta main dans l’eau,
Dans l’eau du ruisseau ...”
Où est-elle, la Jeannette, ma brunette ? Où est-elle, en quelle
compagnie ? Tu sais, lorsque le bateau file ses dix ou douze nœuds, sans
tangage et presque sans roulis, lorsque le vent l’appuie bien sur les flots et
lorsque le ciel est bleu ... Tu peux regarder derrière. Tu vois le silage blanc
qui s’étire, qui s’étire. Tu peux regarder par-dessus bord. Les daurades
sautent, puis filent en se couchant sur le côté. Éclairs d’argent, d’acier,
d’or. Devant l’étrave, tu vois parfois glisser les dauphins. Ils vont souvent
en bandes. Is nous précèdent. On dirait que ce sont eux qui tirent le bateau,
restant toujours strictement à la même distance devant la proue. De temps en
temps, ils montent à la surface, leurs dos bleus basculent et ils plongent à
nouveau. Ils sautent parfois, en vrille!
Si tu penses à ta belle, c’est dans le creux de la grand’voile
que tu verras son visage, dans le creux de la voile tendue qui tressaille à
peine. Tu regardes bien fixement, longtemps. C’est là que tu la vois paraître.
Elle te sourit et elle te dit qu’elle t’attend. M’attendras-tu, Jeannette ? -
Eh ! comment m’attendrais-tu, et pourquoi ? Tu ignores où je suis et tu ne sais
même pas pourquoi je suis parti. Qui te mène jusqu’aux tamaris, qund il fait
beau le soir ?
Bon sang, c’est ton boulot qu’il faut regarder ! Regarde ton
aiguille et ton ivoire ! Cela empêche de penser !
Tu sais, on regarde parfois derrière, parfois devant, ou sur le
côté ... Mais c’est toujours très proche. Tu penses à ton passé ? - Il est
révolu maintenant , irrévocablement ! Tu t’absorbes dans le temps présent, tout
entier concentré dans ce que tu traces et ce que tu creuses. Mais l’avenir !
L’avenir ne se prolonge pas au-delà de la grand’voile ! Demain, nous serons
devant le Cap des Onze Mille Vierges. Embouquerons-nous le canal ? Le Capitaine
préfèrera-t-il passer par le Horn ? Quel temps trouverons-nous demain ? Depuis
que nous descendons en latitude, le froid devient plus vif. Il semble qu’il y
ait plus de neige, plus de glace sur les collines.
Que nous passions par le canal de Magellan, que nous allions
doubler le Horn, c’est l’Enfer qui nous attend. Alors, tu penses ! Personne
encore ne songe à ce que nous allons trouver de l’autre côté, dans le
Pacifique, en remontant vers le nord le long des côtes du Chili ...
“Nous irons à Valparaiso ! “
Pour nous, il y a le passage à effectuer. C’est cela l’avenir,
et nous ne pensons à rien d’autre qui se trouverait au-delà, à rien qui se
situerait après. Passer !
Sentez-vous le vent qui fraîchit ? Voyez : la mer se hérisse de
crêtes qui s’agitent en tous sens, secouant l’écume. La lame nous prend par
babord, longue, de plus en plus onduleuse et de plus en plus forte.
Les lames viennent de loin. Elles accourent de l’Antarctique.
Elles ont passé le Horn.
-”Tout le monde en haut ! À carguer les huniers, les cacatois et
les perroquets ! Deux ris dans la grand’voile et dans la misaine !”
Tout le monde est en haut en moins de temps qu’il n’en a fallu
pour le dire ! Le sifflet du bosco module ses trilles. Nous conservons les
focs.
-”Trente à la barre !”
-” Trente” répète le second.
-”Trente” crie le timonier.
La roue a grincé, ayant fait plusieurs tours.
-"À border !"
Nous sommes au cabestan pour tendre les écoutes. le navire, qui
avait ralenti sa course pendant un instant, court sur son erre puis reprend sa
marche en avant : droit sur la terre ... Là, vois-tu ? Ce doit être le Cap des
Onze Mille Vierges ... Nous allons essayer d’entrer dans le canal. Tant mieux,
cela nous évitera les bouillonnements du Horn !
-" Mets la main dans l’eau,
Dans l’eau du ruisseau,
Je te chanterai les amours fragiles
Qui font trois couplets dans les chansons ..."
Quatre noeuds au plus près. Le cap sur le milieu de la baie !
-" Elle souffle ! "
C’est Etchebarne qui a vu la première. Bien sûr, les Basques !
Ils ont toujours chassé la baleine. Non pas une, mais quinze, vingt baleines !
Des bêtes de vingt cinq à trente mètres de long. Tu imagines ! Elles soufflent
! Plusieurs sont accompagnées de leur petit. Rends-toi compte : La mère doit
bien peser cent cinquante tonnes ! Les petits, qui viennent de naître, mesurent
six mètres et doivent peser déjà plus de cinq à six mille kilos. Certaines
passent à toucher le navire, l’accompagnent un instant, puis elles sondent ,
elles plongent à pic. La dernière chose que tu vois, c’est la queue,
horizontale, noire, assez large pour briser une chaloupe d’un seul coup ! C’est
quand elles remontent à la surface qu’elles soufflent : un puissant jet de
vapeur et d’eau qui monte très haut ! Et puis tout à coup l’une d’elles, énorme
masse, saute au-dessus de l’eau, tout entière ! On voit ses nageoires, et même
les coquilles collées à sa peau !
Elle saute, puis elle retombe, de tout son long, de tout son
poids, dans une gloire de gouttes et de jets d’eau. C’est un spectacle à couper
le souffle. Je le disais tout à l’heure, un marin vit dans le présent et,
particulièrement, une pareille scène vous prend tout entier. Il n’y a plus pour
vous ni passé ni avenir : Elle souffle !
-” Pare à virer. Tout le monde en haut !”
On passe au beau milieu d’un petit grope de glaces à la dérive.
Pas des icebergs, mais enfin, il y a des blocs importants, découpés en formes
fantômatiques. l’un ressemble à un château médiéval, l’autre à un énorme
canard, le troisième semble avoir une tête de cheval sur un corps qui serait
celui d’un ours.
-" Oh d’en bas ! Deux icebergs droit devant, juste dans le
mitan du chenal !"
-" À virer ! Vire !"
Nous ne savons pas si les baleines sont toujours là. Pas le
temps de les regarder ! Les sifflets commandent la manoeuvre. Le Commandant
connaît son affaire : Il n’en est pas à son premier passage. C’est un vieux
cap-hornier !
Le bateau vire lof pour lof, prend le vent arrière. Mauvaise
allure qui fait rouler la coque. Les vagues courent aprè la proue,
l’atteignent, y montent, se retirent. L’eau n’a pas le temps de se vider que la
suivante vient. Cela s’appelle mettre en fuite. La nuit approche, de toute
façon. Il faudra essayer de ne pas se laisser entraîner trop loin avant le lever
du jour. C’est seulement lorsqu’on y verra clair qu’on pourra tenter l’entrée
dans le canal.
Tu sais, le canal ... Ce n’est pas la même chose que si nous
passions par le Horn, mais c’est du sport ! Un sacré sport ! Il y a les passes,
qui ne sont pas tellement larges. Il y a les îles, qu’il faut éviter, et on les
distingue à peine, plates, tapies à la surface des eaux. Il y a les récifs et
les roches. Le Canal de Magellan est jalonné des carcasses des bateaux
naufragés. Il y a les glaces à la dérive, il y a les fronts des glaciers, sous
lesquels on passe et, parfois, des blocs énormes se détachent , tombent à grand
bruit. Au moins cinq glaciers, tous plus anciens les uns que les autres, tous
plus monstrueux ! Derrière, les montagnes montent à l’assaut du ciel ,
recouvertes de neige. Tu navigues au milieu d’un couloir étroit, entre des
falaises de plusieurs centaines de mètres de haut. On mouile tous les soirs :
Impossible de naviguer de nuit !
De jour, c’est l’horreur : Il faut sans cesse tirer des bords,
pour composer avec le vent. Et le vent ... Il est terrible parfois. Il prend le
canal en enfilade, il se rue, il hurle ! On ne peut rien dire de plus : il
hurle ! Le vent hurle, mais quels hurlements ! À te faire dresser les cheveux
sur la tête ! Et le vent, il est froid : des milliers de lames qui te coupent
le visage, qui t’arrachent ton ciré et ta vareuse ! Mets de la laine sur ta
peau, sans quoi tu vas geler. As-tu entendu parler de cette épave, vers le Cap
Froward, qui tournait sur elle-même, qui tournait dans le vent ... Son
Capitaine était demeuré à bord. Il était gelé sur la dunette. Il tendait le
bras et pointait le doigt en avant. Il a fallu couler l’épave à coups de canon
!
Tu louvoies sans cesse, tribord amures puis, dès que l’autre
rive approche, tu prends les amures à babord. C’est incessant. Cela oblige tout
l’équipage à rester sur le pont et dans les mâts. C’est épuisant !
Trente à quarante jours, pafois,pour passer de l’autre côté ! Un
seul point de repos : Punta Arenas, petite agglomération de tôles rouillées.
Quelques barques, des pêcheurs de moules et des pêcheurs de crabes, quelques
estancias et leurs troupeaux de moutons. Après Punta Arenas, tu rencontres
encore plus de rochers, plus de récifs, plus de glaciers. O, la glace bleue qui
descend des falaises ! Superbe ! Effrayant !
Et cela craque, cela se fend, cela gronde comme des tonnerres !
O les cascades de glace dévalant les pentes ! Attention, de la glace, tu en
trouveras partout en cette saison. Les blocs viendront se frotter sur les
flancs du bateau en grinçant. Veille aux glaçons ! Les paysages, si tu as le
temps de regarder, sont grandioses. Le sud du continent américain a dû subir
une énorme série de cataclysmes. La terre s’est fendue, la roche a éclaté, le
isthmes se sont étirés, les blocs se sont dressés, les schistes se sont
effeuillés. Les eaux se sont précipitées dans les canaux ... C’est un véritable
labyrinthe de canaux, tout en embranchements, en culs-de sacs, en
rétrécissements, en élargissements. Les îles sont recouvertes de mousses et de
lichens; ce sont de véritables éponges sur lesquelles il est impossible de
marcher. Elles s’échancrent de lacs, de mares, de bras-morts. Les arbres
bordent les canaux. Ils cherchent la lumière. ils montent très haut. Leurs
troncs sont droits et blancs. Le plus souvent, ils sont si serrés que les
arbres morts restent debout et pourrissent sur place, dans l’humidité ! En haut
des falaises, tu ne vois rien, rien de rien ! C’est une splendeur mais une
splendeur de mort. C’est inhumain. Tu ne vois pas un guanaco sur les rochers.
Il y a des phoques, ici ou là, mais il est rare qu’on les aperçoive. ils se
réfugient dans les îles et les écueils. Tu verras des pingouins sur l’île
Marguerite, avant Punta Arenas, des milliers de pingouins en habit de soirée.
Le soir, ils rentrent de leurs lieux de pêche, en file indienne.
C’est trop drôle, de les voir grimper la dune, l’un derrière l’autre, en se
dandinant. Au-dessus, les stercoraires planent et crient. Ils guettent les
terriers sans gardiens, pour y dérober les oeufs. Mais je ne sais pas si tu
auras le loisir de regarder les pingouins ... Non loin de l’île Marguerite, tu
verras ce qui reste d’un grand clipper. Il n’en reste que la quille et les
membrures. peut-être le timonier regardait-il les pingouins au lieu de veiller
aux récifs ?
Après le Cap Froward, ce ne sont que des centaines d’îles et
d’îlots, des dédales de canaux étroits. Il est probable que tu ne croiseras pas
un canot. Le plus terrible, c’est le vent ! Le vent et le courant ! Ils te
prennent par le travers. Ils tourbillonnent. Ils te chassent vers la rive. Ils
te poussent sur le roc. Ils te tirent dans les impasses. Parfois, ils font
tourner le bateau comme une toupie ! Plusieurs tours sur soi-même ! Et toi, tu
es en haut, dans la mâture ! Tes doigts sont gelés, et tes oreilles, et ton
nez. la neige est partout, épaisse, drue, entrant dans ta bouche, dans tes
yeux. Tu t’accroches là où tu peux, comme tu le peux. Le vent secoue le navire,
branle le gréement avec l’évidente intention de te précipiter en bas,
s’acharne. Tu en pleures de rage parfois et, le soir, quand les ancres sont
affourchées, tu es si moulu que tu ne parviens même pas à dormir.
Les matelots, souvent, cherchent le sommeil en jouant aux
cartes, en jouant aux dés ... Attention aux dés ! La partie, souvent, se
termine à coups de couteaux. Et puis veille, la nuit : une ancre, cela peut
bien chasser !
"Je t’aurai aimée
Le temps d’une chansonnette,
Faut bien trois couplets
Pour faire l’amourette ! "
.........." Nous irons à Valparaiso ! "
Madame, Monsieur,
J’ai la grande tristesse de porter à votre connaissance la
disparition de votre fils, Matelot volontaire à bord de la frégate dont
j’assume le commandement au nom de Sa Majesté.
Vous trouverez ci-joints, rassemblés par le Commissaire du
bord, les papiers et les menus objets que nous avons trouvés dans son coffre.
Ses effets ont été, comme il se doit, vendus aux enchères. La vente a produit
une somme de quatre francs et vingt quatre centimes. Je vous adresse un mandat
de quatre vingt quatre centimes et quatre sous, représentant ce qui revient aux
héritiers après déduction des dettes à la cantine du bord.
Monsieur le Ministre de la Marine, vous fera parvenir en sus
la somme de vingt sept francs et cinq centimes, représentant les arriérés de
solde, qui devront être perçus après avoir recueilli le visa du Bureau des
Affaires Maritimes du Quartier dont relève votre résidence.
Veuillez croire, Madame, Monsieur, en l’assurance de nos vifs
regrets.
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