LES CAP-HORNIERS
Tu ne sais pas si tu te réveilles, si tu t’endors, si tu es
malade, si tu es en train de mourir ... Tu ignores où tu es. Tu n’as même pas
la volonté nécessaire pour te demander où tu es. En fait, tu n’es pas. Un vague
brouillard, seul, existe. Ce n’est même pas un brouillard, c’est un entrelacs
de tourbillons, de fumées, de liquides, de torons, un écheveau, une pelote de
sensations nauséeuses, d’odeurs de mort. On ne démêle pas un tel ensemble. On
ne distingue pas entre les mouvements, les ombres, les bruits, les sensations,
les écœurements, les odeurs, les frayeurs. De tous côtés, craquements,
couinements, sifflements, claquements et une mélasse de voix incompréhensibles,
qui gargouillent, qui s’étalent comme de l’huile sale. De temps à autre, une
vrille perce les tympans. Douleur dans la nuque, sourde, lancinante. Est-ce
bien moi qui râle ? Ouvrir les yeux ! J’ai déjà essayé. Je ne sais ce qui
m’environne, mais sombre, cela tourne, tourne à grande vitesse autour de moi.
Est-il bien vrai que je tombe, tombe, tombe ? Je n’arrête pas de tomber,
tomber, jusqu’à vomir ! J’ai dans la bouche autant d’amertume que si j’avais
dévoré hier au soir, toute crue, une morue séchée et salée. Série de cahots :
Cabriolet, fiacre lancé au grand galop et les essieux qui cassent d’un seul
coup, tous à la fois. Les chevaux se cabrent, hennissent, chambardement, chocs,
bruits !
Bon Dieu ! Ce roulis, ce tangage, ce clapot, ces sifflements,
ces couinements, ces voix !
Ouvrir les yeux ! Les ouvrir !
Cette ombre, cette odeur de coaltar, cette puanteur de mort ! Ce
carré de lumière taillé dans le bois, au-dessus de moi. Ce plancher de bois
sous mon dos ! Ce type, qui hurle à la manoeuvre ... Bon Dieu ! Fermer les yeux
!
Soleil. Grand soleil du moid d’août. Les pieds dans la saumure,
nus, qui brûlent. Les mains qui manient le râteau. Le torse nu mais la tiédeur
de la ceinture de flanelle. Les pantalons coupés aux genoux. Les oiseaux,
mouettes, goélands, alouettes et cormorans. Miroirs éblouissants des marais.
Fleur de sel. Tas pointus, pyramides de sel. Cristaux du sel, dont les éclats
brûlent les yeux. Poids du sel, que l’on charge à la pelle dans les paniers.
Poids des jours. Brûlure des jours. Patience de l’âne qui porte les paniers,
patience désespérée. La gabare charge le sel. le voilier attend. Il va partir
dès qu’il sera chargé. Envie de départ ...
Et puis, le soir, avec la brûlure des reins, la brûlure du dos,
la brûlure des mains, la brûlure des pieds, la brûlure de l’âme, la brûlure de
la gorge. Cabaret. Alcool, alcool !Moiteur. Chaleur des hommes, chaleur des
voix. Musique ...
-” Je paie encore un verre ! “
Qui parle ? Qui verse, encore et encore ?
-”Raconte, mon gars, raconte. Dis les jours entiers, dès le
premier rayon du soleil, les pieds nus dans l’eau, dans la saumure,les mains
dans le sel, le dos au soleil ! Dis les commandements du père, les reproches de
la mère, les cals de tes deux mains, la sueur au creux de l’aisselle, la sueur
au creux de l’aine. Dis les courbatures de tes reins. Dis la Jeannette qui t’a
refusé la danse, samedi passé. Dis tes envies. Dis tes désirs ...
-”Allez, bois encore. Tu vas voir, cela va passer !”
À qui as-tu parlé ? Qui était-ce, celui dont la voix murmurait,
égale ? Tu crois vraiment qu’il t’écoutait ? Sensation à nulle autre pareille,
glisser, glisser, sans heurt, glisser. C’était comme dans tes rêves, comme dans
tes rêves de gosse ... À droite, à gauche, il y a d’autres marsouins,
semblables à celui qui t’emporte, les mêmes, absolument les mêmes ...
Dos bleus, ventres argentés. Ils chantent, ils rient, ils
t’emportent. Nous allons vers le large ! Nous filons sans autre bruit qu’un
léger clapot que viennent déchirer des éclats de rire ! Bon Dieu ! Je me suis
fait avoir !
j’étais pourtant prévenu :
-”Prends garde : C’est dans le fond le plus sombre des cabarets
qu’ls t’attendent. Ils te feront causer. Ils te feront boire. Ils t’endormiront
de belles paroles. Ils te feront déverser ton mal de vivre. Tu ne sauras jamais
exactement comment tu es arrivé là, mais tu te retrouveras avec une monstrueuse
gueule de bois. Trop tard ! On t’a embarqué sur un navire. Il a hissé les
voiles depuis des heures et des heures déjà. Tu te réveilles et tu te demandes
où tu es. Trop tard ! Les recruteurs avaient besoin de compléter l’équipage ...
-” C’est ainsi que j’en ai pris pour des mois et des mois, des
années et des années, moi qui n’avais jamais été marin, moi qui n’avais jamais
été que saunier. C’est ainsi que j’ai commencé à compter les vagues, à compter
les jours, à compter les nuits, à entendre compter les brasses, compter les
nœuds, les milles ... à entendre compter les heures, là-haut sur la dunette,
chaque fois que le matelot de quart retournait le sablier.
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