JEUNESSE
Nous partîmes au mois de juillet. Mon père déposait son uniforme et
sa casquette d'officier. Je n'étais plus fils d'officier de marine. Je devenais
le fils d'un ingénieur. Nous allions à Saint-Léonard-de-Noblat, du côté de
Limoges.
Mon père avait trouvé un emploi dans une mine de wolfram dénommée
Puy-les-Vignes. Vous savez ce que c'est, vous, le wolfram ? Il paraît que c'est
un métal dont on se sert pour fabriquer les filaments des ampoules électriques.
Il y avait aussi dans cette mine, de l'argent et de l'or ! Rien qu'à cette
évocation, je me replongeais dans les rêves du Klondick de Jacques London. Mais
mon père ne rapporta pas d'or à la maison et je n'en ai pas trouvé dans les
champs.
Une nouvelle et bien curieuse époque, une fois de plus ! Saint-Léonard
est une petite ville charmante, médiévale à souhait : rues étroites,
tortueuses, maisons à colombages ornées de tours, rondes ou carrées. Elle est
perchée sur une colline. En bas coule une rivière enjambée par un pont. Il y a
des moulins sur la rivière. Un viaduc élégant surplombe la vallée, sur lequel
courent des trains, venant de Limoges ou y allant. Le champ de foire est
immense, bordé de barres d'acier auxquelles on attache les vaches et les
boeufs.Le clocher roman est de granit ajouré. Un restaurant affiche la
"carpe à la juive" et les "tripous". Sur la place un
pâtissier vend des macarons. Les parents d'une de mes camarades tiennent une
boutique de tissus sous un encorbellement. Ceux de mon meilleur ami vendent des
appareils sanitaires; ils ont aussi une fille, toute blonde, avec des yeux
bleus. Je sais un endroit où s'ouvre la boutique d'un photographe. Le
photographe est mort récemment mais sa fille est très belle. C'est elle qui
fait battre mon coeur. C'est de mon âge !
Extraordinaire : me voici à nouveau pensionnaire, au Collège Moderne
de Garçons" ... Que fréquentent aussi les jeunes filles à partir de la
classe seconde ... Mais elle logent plus loin. Nous voilà donc encore internes,
mon frère aîné et moi. Nos parents demeurent, et demeureront encore pendant six
mois à "l'Hôtel du Midi et de la Boule d'Or", à l'angle de deux
routes. La Société de Puy-les-Vignes fait préparer une maison pour nous loger,
mais nous attendrons longuement la fin des travaux. De temps en temps nous
faisons le mur, pour aller au cinéma ou tout simplement pour nous promener dans
les rues, avec ou sans les filles. Ah ! Les filles ! Éveil des sens, maladroit,
platonique ... Comme parfume léger de cistes et de romarins ... Petits billets
que l'on se fait passer en classe, d'un banc à l'autre ... Regards prolongés.
Particulièrement pendant les cours de sciences. Pauvre professeur de sciences !
L'avons-nous assez chahuté ! A-t-on assez lancé de boulettes de papier mâché,
qui se collaient au plafond, y suspendant des pantins de papier attachés au
bout d'un fil ! Une fois , nous avons imaginé d'acheter
( Voir pour cela le catalogue de Manufrance, encore une fois ... )
Nous avons imaginé d'acheter des appeaux de toutes sortes. Dès le début du
cours de sciences, le merle répondait à la grive, d'un bout de la salle à
l'autre : facile, il n'y avait qu'à tapoter de petits sachets de cuir
actionnant de petits sifflets. Mais imiter le roucoulement du pigeon était plus
risqué car il fallait porter l'appeau à la bouche et souffler. C'était beaucoup
plus visible ! Le canard aussi était de la partie.
J'échoue à la première partie de mon baccalauréat, bien sûr, mais
j'ai une bonne note en composition française ... Je suis admis à redoubler.
De cette année-là je garderai surtout le souvenir de mon ami
Jean-Claude, exilé à Saint-Léonard par son Inspecteur d'Académie de père, pour
cause d'échecs scolaires successifs. Je pense que c'était surtout pour
l'éloigner de son court de tennis sur lequel il excellait mais qui lui mangeait
tout son temps au détriment de ses études. Je le revois arpenter la galerie du
collège à petits pas, pendant des heures, pour essayer de mémoriser
les"Imprécations de Camille" en déclamant à haute voix. J'apprenais
plus facilement ... lorsque j'y mettais du mien ! Jean-Claude a un vélomoteur,
je suis à vélo. Il y en a, des côtes, dans le Limousin ! Rocs de granit,
collines vertes, prairies, vallées et rivières vives, boeufs roux et
châtaigneraies, fleurs, et l'odeur des champignons à la saison d'automne !
Campagnes du Limousin : les herbes couvertes de givre l'hiver, les rues en
pente, glissantes, glissantes ... Pendant que je monte, poussant je-ne-sais
quel charreton, mon frère est obligé de caler mes pieds avec les siens, pas à
pas, pour que je ne dérape pas. L'été amène la canicule. Les eaux sont à leur
étiage dans la Maulde et dans la Vienne ...
En mille neuf cent cinquante quatre, Saint-Léonard de Noblat fête
le centenaire de la mort de Gay-Lussac. Je ne sais pas, après tout, pourquoi on
fête l'anniversaire de la mort des grands hommes, c'est plutôt l'anniversaire
de leur naissance, que l'on devrait fêter, non ?
Je dois dire que je ne sais pas grand 'chose de ce savant
personnage et j'avoue que je n'ai guère cherché à me renseigner. Il était né à
Saint léonard, voilà tout. C'était un chimiste. Je sais aussi qu'il a fait deux
ascensions en ballon, pour mesurer le magnétisme terrestre. Mais j'habite sa
maison natale ! Je suis toujours interne, à quelques centaines de mètres de là
mais j'ai ma chambre juste en face e l'église, que je retrouve chaque fin de
semaine. Très belle église, de style roman-limousin, avec de multiples
absidioles, et contruite en pierres de granit. , couverte de tuiles rondes. À
l'intérieur, pendu au mur, on trouve le "verrou de Saint-Léonard, une paire
de chaînes que l'on soudait autrefois aux chevilles des prisonniers. Les femmes
enceintes viennent le toucher pour avoir "une heureuse délivrance" !
Au-milieu de la place sur un piédestal trône le buste de Gay-Lussac.
Savez-vous comment on appelle les habitants de saint-Léonard ? - On
les appelle des "Miaulétous" ... Il faut un effort d'imagination pour
comprendre la relation qu'il y a avec le grand-duc qui habita autrefois le
clocher de l'église. Pour ma part, je ne me suis jamais senti "Miaulétou",
pas plus d'ailleurs que je ne me suis senti d'ici ou de là : Fils du vent qui
caresse, fils de l'eau qui miroite, des arbres frémissants, des routes, du ciel
et des pierres rondes ou tranchantes ... J'ai toujours eu cependant une
tendresse particulière pour les terres basses d'Oléron, si abîmées soient-elles
: S'y plongent les seules racines que je me connaisse !
J'avais pour ami, à Saint-Léonard, un jeune abbé. Je n'ai pas
oublié son nom, mais je le tairai ici. Fûmes-nous vraiment amis ? La durée de
mon séjour ne m'en laissa guère le temps ... Il en est ainsi pour tous ceux qui
nomadisent ...
-"Tu viens, Michel " ?
L'abbé est là, sous ma fenêtre, à la tombée de la nuit,
-"Tu viens, Michel, j'ai des pétards plein les poches. On va
faire la sérénade aux "demoiselles".
Que voulez-vous, on a beau être consacré, on n'en est pas moins
jeune ! Les "demoiselles", ce sont deux vieilles filles. Bigotes,
elles demeurent dans un vaste domaine entouré de grilles autour desquelles
rôdent de grands chiens danois tachetés de noir et grands comme des veaux ..
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