NE PAS
PERDRE LA FACE !
Nous étions là depuis
un temps qui nous avait paru extrèmement long. Le banc métallique était dur et
l’abri-bus transparent concentrait la chaleur. Il n’y avait pas d’ombre. De
l’autre côté de la rue, un laurier-rose laissait pendre une branche fleurie. Un
merle s’y posa .
-
« Je t’assure
que j’ai consulté les horaires, me dit Élizabeth : Le bus est en
retard. »
Les voitures
continuaient à passer, la plupart d’entre elles véhiculaient une seule personne
et, à cette heure-là, il n’était pas surprenant que ce soit une femme qui
conduise … C’était l’heure de la sortie des écoles. Une vieille femme longeait
le trottoir : Elle jetait un coup d’œil, subrepticement, dans toutes les
corbeilles à papier. Boulotte, elle était coiffée d’un curieux bonnet rose, en
coton perlé qui lui couvrait les oreilles. On aurait dit un bonnet de bébé.
Elle disparut au premier virage. Le merle lança un trille et s’envola vers un
jardin voisin. Le goéland qui s’était posé sur la terrasse d’un immeuble blanc
s’était mis à aboyer … C’était ce qui avait dû déranger le merle … Oscar … Je
ne sais pas pourquoi, depuis toujours, j’appelle tous les merles Oscar.
Élizabeth s’était
levée : Elle était nerveuse depuis un moment … Elle avait regardé sa
montre plusieurs fois, puis elle s’était levée. Élizabeth porte des
lunettes : Des lunettes fines à monture d’acier … Elle avait collé son nez
sur l’affichette de l’abri-bus :
-
« Non, tu vois,
je ne me suis pas trompée : Le bus est en retard. »
Moi, cela ne me
faisait rien, que le bus soit en retard : Je n’étais pas pressé … Mais
tout de même, je commençais vraiment à avoir trop chaud !
Le bus arriva. Bien
entendu, des voitures étaient arrêtées sur les lignes jaunes qui sont là pour
lui réserver un emplacement. Les portes s’ouvrent avec un bruit sec. Il faut
s’agripper à la poignée pour se hisser à bord. Les portes se referment :
Second claquement sec … Puis, aussi surprenant que cela puisse paraître, elles
s’ouvrent à nouveau : Juste en face, un portillon vient de s’ouvrir …
Apparaissent six femmes, pas une de moins … Elles sont toutes habillées d’un
long voile noir : Des femmes musulmanes, voilées de la tête au pied … Six,
en file indienne, rangées de la plus petite à la plus grande. La première fait
passer six fois de suite sa carte dans la fente prévue à cet effet. Les portes
claquent à nouveau : C’est curieux, comme elles claquent fort !
Tout le monde est
assis, le bus démarre.
À bien y réfléchir …
Pourquoi les femmes musulmanes, ici, sont elles voilées de noir ? – J’ai
passé toute mon enfance en Afrique du Nord : Pour autant que je m’en
souvienne, les femmes étaient voilées de blanc. Elles tiraient un coin de leur
voile pour dégager un œil … Ici, on ne voit pas de femmes voilées de blanc …
Toutes en noir ! … Y a-t-il une signification à cela ? … Les unes
sont-elles sunnites et les autres chiites ? – À vrai dire, je ne sais pas
très bien quelle est la différence entre les sunnites et les chiites. Il faudra
que je regarde ça de plus près
Je me souviens …
Nedjma … Je crois que son nom signifiait « Étoile » … Elle avait sur
le front une petite marque bleue … Un tatouage, juste entre les deux yeux
… Les jours de fête, les paumes de ses mains étaient rougies au henné, mais
douces ! Nedjma était une très belle jeune femme, très gentille. Elle
parlait très bien le Français et je l’aimais beaucoup : Chaque jour, à son
arrivée à la maison, elle m’apportait des fruits : Figues vertes ou
violettes, abricots, qu’on appelait des « mech-mech », mandarines ou
raisins. J’aimais bien les « mech-mech » : Après les avoir
mangés, tu frottes le noyau sur un mur de béton jusqu’à ce que naisse un trou à
travers la coque … Tu vides ce noyau. Placé entre tes doigts, il devient un
sifflet pour imiter le hibou. Ou bien tu laisses le noyau intact : De
pleines poches de noyaux, j’avais : Dans la cour de l’école, on les
disposait à terre, à l’intérieur d’un rond et il fallait les faire sortir de ce
rond en lançant la toupie de bois …. Qu’est-ce qu’on gagnait ? – Des
noyaux d’abricots!
Nedjma me racontait
des histoires, lorsque mes parents n’étaient pas là ; Elle me racontait
des histoires de chez elle … Ou bien elle les inventait … Je ne sais pas.
-
« Il était une
fois …
Il était une fois une
jeune femme très belle. Elle était très sage. On ne la voyait jamais sortir de
chez elle sans son voile … Blanc, comme celui de toutes les femmes de son pays
…
Elle était si belle
qu’on avait supprimé tous les miroirs, chez elle … Pour qu’elle ne passe pas
son temps à regarder son visage.
Un jour, sa mère l’accompagnant,
cette jeune femme, (Nous ne donnerons pas son nom) allait rendre visite à sa
tante, qui habitait à la sortie de la ville … Nous dirions que sa tante
habitait la banlieue … Là où l’on commence à voir des figuiers et des oliviers
… Il fallait passer un petit pont sur l’oued. La jeune femme trébucha un peu
sur le pont … Oh ! Pas grand’chose, mais assez pour quelle laisse échapper
le coin de son voile : Elle se pencha et, comme elle surplombait le
courant de l’oued, elle se vit dans le miroir de l’eau … Les ouadi, quand ils
sont sages, ne courent pas bien vite et l’eau calme est un bon miroir. La jeune femme
s’était rattrapée en
saisissant le bras de sa mère, mais elle avait eu le temps d’apercevoir son
visage dans le miroir de l’eau : C’était la première fois qu’elle le
voyait : Ses yeux étaient comme deux escarboucles et ses joues avaient la
douceur d’une pêche !
Elle n’en dit rien,
bien sûr ! Mais, plus tard, elle retourna souvent chez sa tante. Elle
trouvait toujours un prétexte pour y aller sans qu’on lui pose de questions …
Elle trouvait son
front blanc comme porcelaine, sa bouche était comme une cerise et ses yeux …
Ah, ses yeux !
-
« Ton époux
doit être le premier à voir ton visage, lui avait dit son oncle. – Toi-même, tu
ne dois pas le voir avant ton mariage. Tu perdrais la face et tu ne trouverais
plus de mari ! »
Mais allez donc faire
entendre raison à une jeune femme ! Lorsqu’elle passait sur le pont, elle
prenait le temps d’écarter son voile et de se mirer dans l’eau … Cela lui arrivait
de plus en plus souvent !
-
« Tu perdrais
la face … ! »
Un soir, elle perdit
la face ! Son visage était là, dans l’eau transparente, mais elle n’avait
plus de visage ! Si vous passez sur le pont, regardez dans l’eau, au bas
du troisième pilier … Vous verrez le visage de la jeune fille : Sa bouche
de cerise, ses yeux d’escarboucles, son front de porcelaine et ses joues
veloutées comme des pêches … Vous rencontrerez peut-être la jeune femme :
Elle est voilée et ne quitte pas son voile. Mais si le vent souffle un peu,
l’image, dans l’oued, frissonnera, se ridera : Il y a déjà bien longtemps
que la femme, qui était jeune alors, a « perdu la face ».
Le bus s’arrête là.
Six femmes voilées de la tête au pied en descendent, l’une après l’autre. Leur
voile est noir … Celui de Nedjma était blanc, tout ce qu’il y peut y avoir de
plus blanc. Elle avait un tatouage sur le front, bleu, en forme d’étoile.
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