dimanche 18 octobre 2015

LES CAP HORNIERS (2)





LES CAP HORNIERS













-” Hé, d’en haut !”

Le bosco m’a appris à grimper dans les vergues, à crocher dans la toile lourde pour ferler les voiles, lorsque le vent devient trop fort. Si tu veux ta portion de lard, ta gamelle de choux salés, si tu veux ton quart de vin rouge et, de temps à autre, après l’effort, ton boujaron de tafia !

-”À ferler le perroquet !”

J’ai ferlé le perroquet. Et mon matelot, celui qui partageait mon hamac, car nous faisions couchette chaude, toutes les huit heures, l’un appartenant à la bordée de tribord, l’autre à la bordée de babord ...Mon matelot est tombé, la nuit venue, de la vergue sur laquelle il était perché. Il pleuvait, la toile était lourde, si lourde ! Il mordait dans la toile, il y plantait ses ongle pour la tirer ... Un grand coup de vent, la toile qui enfle tout à coup, qui se remplit, qui claque ! On dirait un coup de canon ! Un cri, un hurlement, un cri qui monte, s’effile puis se tait. Lorsqu’il se tait, c’est encore pire. Le vent maintenant, et les vagues.
Et toi, tu ne peux pas lâcher ce que tu fais. Il te faut bien continuer : -”O hisse !” Tu tires sur l’écoute, parce qu’il faut bien continuer à tirer !

_” Un homme à la mer !”



Va donc ! tire sur l’écoute, avec ceux de ta bordée. Le navire a pris de la gîte sur babord. Il court sur une route toute droite, éclairée par la pleine lune. Va donc, ton matelot, il est péri en mer ! Qu’aurais-tu voulu que l’on fît, de nuit, en pleine mer, alors qu’on filait dix nœuds par vent arrière !



                                 *

Le père court après la vache égarée dans le pré du voisin. La mère tire tire l’eau du puits et la chaîne grince, la poulie grince et le seau tinte sur la pierre. L’alouette monte droit sur son fil, à la verticale, et chante, chante ! Les chardons sont fleuris sur les bosses des marais, violets. Les hautes moutardes sauvages sont nimbées de jaune d’or. L’eau de mer entre lentement par le ruisson, se chauffe au soleil d’été. Méandre après méandre, l’eau devient plus chaude, plus dense, plus chargée de sel encore. Saumure sur les berges. Fleur de sel. Sel si blanc qu’il en devient rose. L’âne brait. Il attend, les quatre pieds jonts, résigné.





                                  *

Tu ne demandes même plus que jour on est. Tu ne sais pas très bien où tu vas. Certains ont dit qu’on se dirigeait vers les îles, les îles, de l’autre côté de l’Amérique. Avant, on touchera à Rio, en Argentine. Tu ne connais rien de Rio, mais c’est peut-ête bien le Paradis ? Les autres te l’ont dit : Il y a des filles à la peau cuivrée, lisse, des filles et des bars. Des filles douces à ceux qui ont tant besoin d’amour ! A Rio, on trouvera des fruits de toutes sortes, du vin, de l’eau fraîche. Enfin, on se lavera ! La peau est sèche et tout à la fois poisseuse, crevassée, tendue, sale ! Tout pue sur un bateau. Dans le poste d’équipage, pour dormir, il faut avoir vidé son boujaron de tafia, autrement, tu vas rester à rêvasser, le hamac se balançant de gauche à droite, le navire enfournant tout à coup, se cabrant, faisant un tintamarre, une fanfare d’apocalypse ! Gueule de bois, les reins fourbus, plus de peau sur les doigts et tu as les gencives qui saignent, les dents qui se déchaussent. On te fait boire du jus de citron tiré d’un tonneau : C’est tout ce qu’on a pour se protéger du scorbut. Il y a des charançons dans les pois.
Le vent est bon. Le ciel est bleu. La mer estt calme. Tu crois au repos ? - Va donc, là encore !



-”À briquer le pont, la bordée de babord !”

Briquer le pont ! C’est en effet avec une brique que l’on frotte les planches, jusqu’à ce que les fibres du bois blanchissent, après, on passe le faubert, et puis on arrose à grande eau. Tu balances le seau par-dessus bord en te penchant au bastingage. Il faut attraper le coup. Ton seau doit se remplir au premier essai. Tu balances ton bout, le seau attaque la mer dans le courant de l’erre. Lorsque tu ne sais pas faire, les autres se foutent de toi. Tu remontes ton seau vide ou, si tu n’as pas pris garde suffisamment, la mer te l’arrache ...
Quinze sous retenus sur ta paie, à l’arrivée !

-” À grimper dans la hune !”

C’est à toi que le bosco s’adresse. Tu en as fait, des progrès, depuis le jour où tu t’es retrouvé à bord ! Tu grimpes comme un singe, par les échelles et par les haubans. La hune, le nid du corbeau ! Veille ! Gare aux brisants. Et crie, crie de toutes tes forces, crie de tous tes poumons, lorsque tu apercevras la terre.

-”Tu verras, c’est d’abord comme un léger nuage bleuté qui s’étirerait à l‘endroit où la mer rencontre le ciel. Attends un peu, parce qu’il arrive que l’on se trompe. On a tant espéré !



Lorsque tu verras onduler les collines, lorsque le bleu virera lentement au vert, alos tu pourras crier :

-”Terre ! Terre, droit devant !”

Et tout l’équipage va crier après toi, chacun de toute la force de ses poumons, officiers et matelots :

-”Terre ! Terre, droit devant !”

-” Hourra !” Et le Commandant fera distribuer la double.



                                *


Rio ! Rio de Janeiro ! Des hangars gris, des immeubles blancs, des arbres dont on ignore jusqu’au nom. D’autres hommes, qui grouillent sur les quais et s’activent, roulant des barriques, traînant des chariots, portant des paquets, charriant des sacs et des ballots. Des chevaux sont là, tirant des fardiers, des billes de bois. Des wagons roulent sur des voies d’acier. Nous sommes en plein été. Il fait chaud, très chaud !




Les fumées montent droites dans le ciel, l’air est tout vibrant de chaleur. Dans les mâts, les pavillons montent et descendent, l’un pour demander la douane, l’autre le service de santé. À grand bruit, la chaîne file dans l’écubier et l’ancre tombe dans l’eau sale. On mouille dans la rade. Nous n’aurons pas l’autorisation de descendre à terre : Un homme manque à l’appel, il suffit d’examiner le rôle d’équipage. Qui peut prouver qu’il n’est pas mort de la variole ou de la peste ? Quarantaine ! Quarante jours, quarante nuits ... Les autorités nous font mouiller dans l’avant-port. Quarante jours à crever de chaleur ! Quarante nuits à écouter tous les bruits !

-”Quelqu’un rit, par là-bas . Qui appelle ? Entends-tu ces hurlements ? Qui est-ce que l’on égorge ? Musique d’un cabaret sur le quai. Portes qui claquent. Voix ! Voix de femmes. Il y a à Rio des femmes à la peau dorée, lisse et douce. Un chien hurle à la mort. O ! Ces chiens qui traînent sur le port, efflanqués, galeux ... Écoute, c’est un coup de feu !

Le jour, les chalands approchent. Ils naviguent de travers, lourdement chargés.

-”À virer !”




On vire au palan, on charge des sacs, des tonneaux de farine, des tonneaux de lard, des tonneaux de vin, des espars pour remplacer ceux que les vents ont brisés. On hisse des paniers de fruits, que l’on vide dès qu’ils arrivent au niveau des bastingages. On les redescend après y avoir placé des pièces de monnaie.

Des pièces, nous en jetons aussi dans l’eau, par-dessus bord. Des pièces d’un sou, percées en leur centre. Les gamins qui traînent là dans des barcasses plongent. Ils les récupèrent avant qu’elles n’aient plongé dans les profondeurs. Nous applaudissons leurs exploits.

Un canot s’approche à l’aviron. Il y a huit rameurs. À l’avant se tient un officier de santé, tout vétu de blanc. Les marins chantent pour s’encourager à la nage. Le canot repart à la même allure, un quart d’heure plus tard. Les marins chantent encore, plus doucement. Enveloppé dans un sac de toile, ils emportent le corps d’un gabier de misaine, mort dans une rixe la veille au soir, une lame plantée dans le cœur. Jamais on ne saura qui a porté le coup.

-”Ah ! Que cesse l’escale !”






Dormir, briquer le pont, vérifier les voiles, recoudre ... L’aiguille et la paumelle pour réparer la toile. On n’a plus d’ampoules aux mains, même pas de plaies : Les cals forment croûte ! Cet air empuanti dans les cales ! Ces cris, ces disputes, ces bagarres ! Ces désirs et ces envies que l’on ne peut satisfaire ! Soif ! Pourtant, on a de l’eau fraîche , des fruits, de la viande.

Trois d’entre nous se sont laissés glisser le long de la chaîne. Ils ont gagné le quai à la nage. Les policiers les guettaient. On ne les a pas revus !



                               *














Tu sais, le soir, quand il fait beau, on sort de la maison. On a le ventre garni de soupe. On a bu le vin de ses vignes. On s’est lavé à la pompe, le torse nu, à grande eau ...On marche sur le chemin. On gagne les prés, juste en bordure du marais. La forêt de pins, toute proche, s’étire. Elle mêle à l’odeur d’iode du marais l’odeur de térébenthine de son bois.




Les oiseaux pépient quelque part, non loin. La vase des marais, cela ne sent pas mauvais, cela ne fermente pas. C’est gris, et c’est argenté. Les vannes sont fermées. Tout semble dormir. En fait, rien ne dort. L’eau chauffe, retenue dans les rectangles de ce quadrillage dessiné par les diguettes, sans cesse relevées par des générations et des générations de sauniers.On ne s’en rend pas compte, mais les eaux, d’un bassin à l’autre, deviennent plus denses, plus épaisses, changent de couleur et, finalement, le sel flotte à la surface. Il fait croûte.

Deux courlis passent en sifflant longuement, sur deux tons. L’éclusier tourne la manivelle d’une crémaillère qui grince. L’étoile du Berger s’allume, toujours la première. On entend s’entrechoquer les harnais d’un cheval qui rentre à son écurie... Entends-tu au loin, la cloche de l’église ? La nature tout entière n’est qu’attente et prière.

                          ( À SUIVRE)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire