LE NAUFRAGE
DU
SAINT ABBS
(suite)
_" Nous sommes six, sur
l'île Bird. Nous
formons un groupe un tant soit peu hétéroclite
:
Il y
a d'abord le Capitaine, un homme d'aspect
assez peu engageant ... C'est le moins que
l'on
puisse dire ... Il est vêtu de culottes
courtes qui
lui arrivent aux genoux et d'une chemise. Il
s'est
noué un mouchoir sur la tête. Ce personnage
rustaud ressemble à un véritable pirate ! Il
a
environ quarante ans et personne ne serait
surpris d'apprendre qu'il a été, dans le
passé,
débarqué pour mauvaise conduite ...
Il y a ensuite Massy, le charpentier du
bord, qui
s'est sauvé à la nage, comme moi. Il est
Écossais.
C'est
un homme calme, réservé, mais il est
dépressif et geignard ... Ce qui est
excusable
d'ailleurs car il a laissé au pays une femme
et des
enfants. Le petit Français de Jersey, Bouche,
est
le meilleur de nous tous : toujours gai et
toujours plein de ressources ... Il concocte
des
potages avec des herbes qu'il récolte: Il
aurait
donné du goût à un fou, même, si cela avait
été
possible !
Le Hollandais, Harry, est d'un naturel
très violent. Il raconte des histoires
extraordinaires à propos de son histoire
personnelle ... A l'en croire, il a été
pirate,
marchand d'esclaves ... Mais je ne retiens
de ses
histoires que ce que je crois devoir en
retenir ...
Il y a sans doute dans tout cela plus
d'imagination que de réalité. Lui-aussi est
venu
à la nage ... Le matelot Edge est un homme
honnête. C'est un Cokney de bonne nature.
Son vrai nom est Pearce.
_"Un soir, on entend hurler :
_" Une voile ! "
_" Loin sous le vent, nous apercevons
les voiles
d'un navire faisant route vers nous.
L'excitation
est grande, aussitôt ! Nous poussons des
cris et
nous faisons des signaux ... Tout cela ne
sert
évidemment à rien du tout car il est bien
évident
qu'il
est impossible que l'on nous voie ou que
l'on nous entende ! Un profond désespoir
nous
envahit tandis que les voiles diminuent,
puis
disparaissent dans le soleil couchant
...
_" Un autre événement vient donner de
l'animation à notre vie sur notre île : Le
Hollandais, échauffé sans doute par le
brandy
saisit une hache de charpentier ... Il
menace le
Capitaine en disant qu'il veut lui fendre le
crâne .
.. Le Capitaine s'empare d'une épée, arrivée
jusqu'au rivage on ne sait comment ... Il
porte
une botte aux Hollandais ... Calmement, je
pose
la main sur l'arme ...
_" Non Harry, arrête ! Nous sommes cinq
contre
un et
nous ne te permettrons pas d'accomplir un
meurtre ... Pose ta hache ! "
_" Il la pose ... Cette intervention
sera peut-être
à porter à mon crédit lorsqu'on jugera mes
pêchés au moment du Jugement Dernier !
_" Les jours passent ... Le soleil mord
férocement.
Il
nous fait des cloques aux bras et aux jambes.
Il nous couvre de plaies et de croûtes ...
Si jamais
un
jour, on te donne le choix entre mourir de
soif et mourir de faim ... Choisis la faim
!
_" Comme tu peux bien l'imaginer, nous
avons
tout notre temps pour observer nos oiseaux
de
mer et leurs mouvements ! ... Ils volent en
bandes et partent à de grandes distances ...
Ils reviennent avec un instinct infaillible
...
_" En plus de ceux qui vient sur l'île
Bird, il y en
a d'autres qui vivent sur Juan-de-Nova.
Certains
semblent appartenir à une espèce de rapaces :
frégates, ou
"oiseaux-combattants". D'en haut ils
guettent les sternes jusqu'à ce qu'ils
plongent et
attrapent un poisson. Ces pirates les
poursuivent
alors
jusqu'à ce qu'ils dégorgent leur proie ...
Qu'ils saisissent au vol ! ... Pauvres
sternes !
... Nous moralisons à propos de ce pillage
des
plus faibles par les plus forts ... dans le
"meilleur
des
mondes" ...
_"Cependant, nous avons réussi à
assembler
une sorte de radeau ... tout au moins
quelque
chose qui y ressemble ... Nous attendrons
les
marées de vives-eaux et, quand la mer sera à
son
niveau le plus bas, nous essaierons, en
pataugeant et en traînant ce radeau, de
longer
le récif jusqu'à Juan-de-Nova, distante de
cinq
milles peut-être. Juan-de-Nova est plus
haute
que Bird. Elle est couverte de buissons et
de
broussailles ... là, nous avons des chances
de
trouver de l'eau douce ...
_" Je crois que nous nous trouvons sur
l'île Bird
depuis seize jours lorsque, toutes les
conditions
favorables étant réunies, nous entreprenons
de
tirer et de pousser notre radeau en longeant
le
récif de corail, après y avoir placé
précautionneusement nos précieuses
provisions ...
_" Je m'enveloppe les pieds avec des
chiffons
pour les protéger du corail coupant mais la
marche et le traînage sont cependant très
pénibles ... Par moments, je suis obligé de
monter sur le radeau. Nous devons parfois
traverser des cuvettes profondes ... Une
escorte
de requins nous y surveille, mais ils sont
timides
et
peureux ... Un coup sur le nez suffit à les
effrayer.
_" Dans l'après-midi,
nous arrivons à
Juan-de-Nova. Avant d'explorer notre nouveau
domaine, nous nous allongeons pour nous
reposer ...
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