C’était hier, ou bien avant ? ...
Il y a une tache claire parmi les
bois vieillis
au milieu du wharf. Le père a remplacé
une planche pourrie. On la
repeindra un
de ces jours.
Les pieds dans l’eau verte, une
fillette
écaille des poissons. On mangera
tôt.
L’idiot est accroupi sous l’auvent.
Il se balance d’avant en arrière.
Il garde
les yeux mi-clos. On croirait qu’il
chantonne. Un filet de salive
s’étire à sa
lèvre. Avant, arrière ... Les
doigts remuent
sans cesse, plissant et déplissant le coton
du pareo.
À cette heure, le lagon est un
plateau
d’argent. On le regarde de côté
pour ne
pas se brûler les yeux. La nuit
viendra
d’un seul coup, comme a fait le
matin.
Le matin, les coqs chantent, le
soir les
chiens aboient.
Qund la lumière est forte, on
cligne des
yeux. Quand elle disparaît, on
allume la
lampe à pression. On fait de la
fumée
pour chasser les moustiques. C’est
de la
toile de sac humide qui se consume
dans
des boîtes de conserve.
Le soir, on met la radio, ou bien
on joue
de la guitare.
La mer monte un peu. Elle descend
un
peu. Le sens du courant s’inverse.
Les blocs de corail émergent un peu
moins ou bien s’élargissent un peu
plus.
La plage s’étrécit un peu, ou bien
s’élargit
un peu.
C’est au tout petit matin que les
hommes
vont chercher les noix de coco sur
l’îlot
voisin. La mère en râpe la pulpe.
Elle est à
califourchon sur un trépied. Son paréo est
ramené entre ses cuisses. Le déjeuner
sera prêt avant ... avant que le
temps ne
s’arrête, que le temps ne s’étale.
On ira s’asseoir sous les bouraos.
La parole
est rare. Appuyées en arrière, le coude
déboîté, les femmes roulent des
cigarettes
minces. Les hommes dorment.
Dans la maison s’empilent des
coussins de
couleurs chaudes. Une antique machine à
coudre luit de son métal noir et de
ses
inscriptions dorées. Coquillages
sur la
table. Coquilles encore, enfilées
en colliers
ou dressées en corolles, montées en
suspensions.
L’idiot, toujours, remue le bout
des doigts.
En arrière ... En avant ... Il se balance.
Sous l’arbre, les ombres sont
mauves et
violettes.
un filet de nylon bleu pend à une
branche.
Pas un souffle de vent.
Ne pas porter le regard sur tout ce
corail
blanc, ou bien fermer les yeux très
vite.
La goëlette est venue, la semaine
dernière.
Elle reviendra. Il y a du riz dans la réserve,
du boeuf en boîte et de l’huile. Il
n’y a plus
de bière. Elle est bue le soir même du
débarquement ... pour donner de la
saveur
au temps ... À même le goulot.
Avant l’aube, sous les étoiles, les
bouteilles
vides s’en vont en farandoles, doucement,
doucement,
portées par les courants.
L’idiot ? - Il a toujours été là.
La mer est une bassine à friture.
Elle rissole au soleil, grésille
d’argent,
comme de milliers d’anchois frétillant.
La pirogue sur le sable, gros
insecte,
demeure immobile. Le chien dort en
dessous. Une année, un cyclone a
emporté
les tôles.
C’est toujours le père qui, le
premier,
aperçoit le bateau quand il arrive.
, bien
avant que le haut du mât ne pointe
à
l’horizon. On croirait qu’il le
sent, qu’il le
devine.
Quand on aura porté le père au
cimetière,
derrière le muret blanc, ce sera
son fils ...
Il y a toujours un fils, de quelque
façon
que ce soit. C’est lui qui devient
le père.
Il annonce l’arrivée des bateaux.
Deux oiseaux blancs volent en
formation,
reliés entre eux par quel
insondable
mystère ? Ensemble ils montent,
ensemble ils descendent puis ils
tournent
d’un même mouvement.
Les poissons, invisibles, s’engagent
sans
doute dans les labyrinthes des
pièges et
des parcs, sans violences. Une raie
saute
dans la passe, puis le monde
redevient
absolument lisse.
Le dimanche, on va tous à l’église
:
Femmes aux chapeaux tressés, blancs
...
Hommes en chemises blanches et
pantalons. Le prêtre ne sera pas là
...
Peut-être par un prochain bateau ?
L’ombre tourne sous l’arbre.
L’idiot est toujours sous l’auvent,
accroupi,
et , toujours, il se balance. Il chantonne
vraiment, cette fois. Sa mélopée se
mêle à
la voix des vagues déferlant sur le
récif.
_”Mais pourquoi l’appelez-vous
“l’idiot”.
Chez nous, ces gens-là sont
respectés
comme les anges !”
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