RAIATEA, LA SACRÉE …
L’île, disais-je, est l’outrance du
village. je le disais il y a dix
ans,
lorsque j’habitais à Raïatea.
Je pensais alors aux miasmes
délétères des jalousies, des
envies,
des commérages.
Il est bien vrai, et cela perdure.
Mais, en mille neuf cent quatre
vingt
quatorze quelques enseignements
sont à tirer, les éclairages étant
sans
doute plus crus pour le passant que
je suis devenu.
Au premier abord l’île ne semble
pas
abîmée. Elle paraîtrait plus belle,
même, plus verte, plus fleurie,
face à
un horizon sur lequel se détachent,
superbes, les îles voisines :
Huahiné,
Tahaa, Bora-Bora. Évidemment,
l’affligeant spectacle offert par
l’agglomération d’Uturoa ne peut
que
surprendre : antiques baraques que
l’on tarde démolir, façades de
béton
écaillé, toitures rouillées,
vitrines
surchargées de bric à brac,
bâtiments
publics jouant les cathédrales.
L’hôpital est tout neuf ...
Il est vieux pourtant.
Les rues, les routes sont plutôt
devenues meilleures. Il n’y a guère
d’embarras de circulation ...
Heureux habitants !
Le lagon qui enchâsse tout à la
fois
Raïatea et Tahaa a toujours des
couleurs somptueuses. Le coup
d’oeil,
à lui seul, mérite le voyage ! Lequel
voyage est très cher d’ailleurs !
Il y a un lycée d’enseignement
général
On y fabrique des bacs G qui
prédisposent en principe à devenir
secrétaire ou dactylo. Mais les
jeunes
qui en sont titulaires ne voudront
devenir ni secrétaires ni dactylos
pour la plupart d’entre eux. Ils
sont à
peu près assurés de devenir
institutrices et instituteurs.
Splendeur des structures
“adaptées”,
ils deviendront fonctionnaires d’état.
Une institutrice fait vivre, ici, une
tripotée de gosses à baladeurs et à
V.T.T.. Son époux, lui, a souvent
pour
occupation principale de boire de la
bière. On engraisse à force de
sucres
ne serait capable de me dire si
l’individu que j’ai rencontré dans
l’aéroport, qui écartait les bras
et les
jambes, bonne mine par ailleurs,
allait pouvoir s’asseoir dans
l’avion.
Combien lui fallait-il de sièges ?
De part et d’autres d’Uturoa, tout
le
bord de mer est colonisé par les
enseignants des lycées et collèges.
Les maisons sont louées par des
commerçants chinois ou par des
Tahitiens aisés. Les locataires se
succèdent tous les trois ans ou
tous
les six ans, selon la longueur des
contrats des enseignants et selon
la
manière dont l’épouse du
fonctionnaire en détachement aura
su occuper son ennui.
Merveilleux pays ! C’est un
Territoire
français , mais il y a des Français qui
le sont d’une autre manière que les
autres. Pour bénéficier des gros
salaires, des indemnités et des
primes
tout le monde est Français.
Tout le monde se voit offrir tous
les
trois ans un voyage en métropole
pour un congé “bonifié”, et cela
qu’il
s’agisse d’un expatrié ou d’un
“natif”.
Beaucoup, du reste, préfèrent ne
pas
en bénéficier : Les avantages de
l’’indexation sont supérieurs au
coût
du voyage ! Mais lorsqu’il s’agit
de vie
sociale, il y a les citoyens d’ici et les
citoyens d’ailleurs. Il n’y a pas
un élu
d’origine métropolitaine dans les
assemblées locales. C’est sans
doute
ce que recouvre la notion
“d’autonomie”. Du reste, les
européens se satisfont très bien de
ce
statut : Il permet de railler sans
frais !
Il est vrai que la règle n’en fait
que
des passants. Ils ne demeurent que
le
temps nécessaire à l’achat d’un
appartement en métropole, au
moment du retour. Pour l’heure, ils
filent sur le lagon en canots avec
des
moteurs hors-bord et vont à la
pèche
à l’espadon. Pour les femmes, si elles
ne supportent pas les sorties en
mer,
il y a la bronzette ou les
papotages ...
Souvent les deux !
Quelques européens, en se mariant
ici ont gagné certains privilèges.
Ils en ont conscience et se
taisent.
Ce ne sont pas les plus flagorneurs.
Quant aux Tahitiens, ils en ont
tellement vu passer, des Européens
!
On évoquait autrefois les miasmes
et
les fièvres tropicales. On en
retrouve
encore les effets exécrables : il
n’est
question ici que de rivalités, de
corruption, de rancœurs.
À côté du Lycée d’enseignement
général il y un Lycée
d’Enseignement
professionnel, deux collèges, des
établissements d’enseignement
privé,
des écoles primaires et
maternelles.
Cela fait beaucoup de
fonctionnaires
qui s’ignorent et se toisent.
C’est là où naissent les histoires,
sur
fond d’ennui et d’envie.
S’y ajoutent les politiques ...
On n’en finirait pas d’évoquer les
promotions soudaines et les
carrières
brisées. Pour l’heure Uturoa bruit de
rumeurs de poursuites devant le
Tribunal Administratif et de
requêtes
d’avocats. Ce n’est pas la première
fois.
Ici, par ailleurs, on se gave de
télévision, on s’empiffre de
sucreries,
on boit de la bière ou du Coca-Cola,
on mâchouille des “Twisties”. j’ai
vu
des enfants partir à l’école avec
d’énormes sandwichs ... garnis avec
des nouilles et du “Ketchup” !
Pourtant, Raïatea est splendide,
incomparable.
Il faut se méfier des “pensions”
approximatives tenues par des
Européens : Leurs propriétaires ne
rêvent que de faire percer les
montagnes, tracer des routes,
bâtir,
installer des machines à sous pour
attirer les touristes ...
Les bulldozers creusent des
terrasses
à flanc de collines.
Dans chaque terrasse la pluie
creuse
des sillons. Elle entraîne les
boues
rouges jusque dans le lagon.
Les adolescents fument du haschich
que l’on nomme pakalolo,
consomment parfois des
champignons hallucinogènes.
Au sommet du mont Téméhani
s’épanouit la fleur du tiaré
apétahi,
qui n’existe nulle part ailleurs
dans le
monde. Mais pendant combien de
temps fleurira-t-elle alors qu’on
n’en
prend aucun soin ?
C’est sous la surface que Raïatea
est
abîmée, sous la ligne de
flottaison.
Sous la surface des êtres et des
flots.
Le lagon a toujours ses émeraudes
et
ses saphirs. Il est bordé de blanc.
Un nombre de plus en plus important
de voiliers le sillonnent. Mais
sous la
surface, les coraux sont morts,
ternes,
gris, bousculés, excavés.
L’eau est embrumée d’une
suspension qui est une sorte de
poussière. Les émaux sont éteints.
Les poissons si merveilleux sont
devenus rares. Par quelle folie les
hommes ont-ils détruit les fonds
pour
en tirer le calcaire dont ils se sont
servi pour faire le revêtement des
routes ?
Je le savais. C’était déjà ainsi il
y a
dix ans ... J’avais compté sur le
pouvoir régénérateur de la mer et
sur
une sagesse revenue ...
On ne peut pas tout régénérer, sans
doute !
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