dimanche 3 janvier 2016

LA MARIE-JEANNE (-8-)





LA MARIE-JEANNE ( - 8 - )




























XLI _




Il y a donc eu des survivants ! ... Pour l'instant, après tant de semaines, six personnes sont mortes... Il n'en reste plus que quatre : Monsieur Corgat, mais on sait qu'il est blessé depuis sa tentative pour atteindre l'île d'Agalega, son fils Selby, Antoine Vidot le mécanicien, le capitaine Louis Laurence ... Mais ce dernier divague et ne tient plus sur ses jambes ... Il y aura certes des survivants ... Lesquels et en quel état ?
























_ XLII _




Coupons de tissus d'indienne bigarrés d'ocre, de rouge et de jaune ... Tissus déroulés en longues ondulations ... Reflets à la lumière ... Tissus aux boutiques de la rue du marché. Visages entr'aperçus derrière les vitrines, parmi l'aluminium des casseroles, l'émail, les plastiques multicolores, les chromes d'on ne sait quelles pièces détachées pour automobiles, les noirs luisants des machines à coudre ... Le tout en vrac, posé, suspendu, entassé, empilé ... de guingois dans un désordre dont la logique échappe ... Parmi tout cela des coffrets de bois précieux ou d'écaille, des maquettes de bateaux à voiles, des coquillages lustrés ... Comptoirs de bois : cuivre, laiton et, sur les étagères, des kyrielles de boîtes : Conserves de thon, conserves de petits pois, boîtes de pâtés, boîtes de corned-beef, paquets de pâtes, paquets de sucre, paquets de farine, paquets de lessive, pyramides de morceaux de savon ... À terre, s'affaissant un peu au fur et à mesure qu'ils se vident : sacs de lentilles, sacs de semoule, sacs de haricots ou de pois ... Odeurs de carry, de cannelle, de poivre et de girofle ... Farandoles de bouteilles de toutes tailles et de toutes couleurs : jus d'orange, jus de pomme, jus de raisin, jus de fruits exotiques, boissons gazeuses sucrées ou non, vin, bière en boîte ou en bouteilles ... Eaux minérales : "Eau Royale" issue de sources locales, et toutes les eaux importées ... Bouteilles noires, bouteilles transparentes, petites ou grandes bouteilles, bidons, cubitainers ... Récipients pour contenir de l'eau : en fer blanc, en plastique ... Mangues aux joues rouges, bananes jaunes marbrées de brun ... Bananes de toutes tailles, depuis la banane-figue, grosse comme le petit doigt jusqu'à la banane à cuire, longue comme la moitié du bras ... Odeur des bananes aux étals du marché de Victoria ! ... Couleurs des papayes mûres, verts des melons et des pastèques, rouges des litchis velus, énormes pamplemousses, ananas ... Ah! Le parfum de l'ananas quand il est bien mûr ! ... Grappes de ce joli petit fruit qui se présente en grappes roses et qu'on nomme "jeanmalac" ... Boules des fruits de l'arbre à pain ... Couleurs acides des brèdes, couleurs plus mates des tarots et des patates douces ... Ah ! Les étals des marchands de poisson frais pêché : Carangues trapues, alignées les unes à la file des autres, barracudas, bonites, thons aux nageoires jaunes, tazars ... Et puis le rouge des énormes bourgeois, les couleurs sombres des petits cordonniers ... Madame Paton est perchée sur l'auvent de la boutique d'un tripier ... Mais il y a beaucoup de ces hérons blancs familiers, (Familiers ... Juste assez, juste ce qu'il faut pour rester prudents : Ces grands oiseaux se tiennent à la limite de la portée des mains !) ... Foule qui passe, parle, chante, bavarde ... Certains s'arrêtent, soupèsent, discutent, repartent ... Une musique assourdissante sort de la boutique voisine ... Une autre, différente mais qui hurle tout autant vient de l'échoppe en face, à la devanture duquel sont accrochés des pantalons, des tricots, mais aussi des ours en peluche et des poupées ... Des kilomètres de tissus d'indienne déroulés, qui ondulent et chatoient, et les femmes, les hommes et les enfants foulent ce tissus comme un tapis ... Des gens s'entrecroisent et filent on ne sait où, des oiseaux au long bec essaient de voler un morceau de tripe ou une tête de poisson ... Des ruisseaux, des torrents de légumes roulent, dévalent, déboulent jusqu'au bord de la mer, passant par-dessus les trottoirs, emplissant les rues, contournant la tour de l'horloge et tous les monuments publics ... Des rivières, des fleuves de bouteilles, de boîtes, de bidons, ballottant sur des flots d'eau douce, gazeuse ou plate ... Des ribambelles de boîtes de Coca-Cola, de Pepsi-Cola, de limonade, de bière blonde et de bière brune, de vin rosé, de vin blanc, de vin rouge, de jus de fruits ... Ah !


























_ XLIII _




Lorsque l'esprit s'égare à ce point, la mort guette ... Il y a déjà une semaine que Monsieur Corgat souffre de la poitrine et de l'estomac ... Le voici qui vomit du sang ... La vie s'écoule avec ce sang ... Il prie, il offre à Dieu sa vie et il demande pardon pour ses pêchés ...

_ " Mon épouse, si jeune encore ... Je ne la verrai donc plus ... Mes enfants, dont plusieurs sont en bas âge ... Qui sera le soutien de la famille ? ... Peut-être Selby ... Mais s'il meurt aussi ? "

Il est dans la cabine du moteur. Son fils, Selby et Antoine Vidot sont près de lui, en larmes. Il essaie de leur parler, mais sa voix n'a plus de timbre ...

_" Père, ne t'en vas pas encore ! Ne nous laisses pas seuls ! "

Hélas, il a le râle de la mort ... Son regard se voile ... Il n'est plus ... Un flot de sang sort de sa bouche encore ... Les deux garçons bandent cette bouche avec un linge pour ne plus voir s'écouler ce sang ... Maintenant, comment sortir le corps de cette étroite cabine afin de le lancer à la mer ? ... Chose qu'il faudrait bien faire pourtant, comme on l'a fait pour les autres... _






XLIV _




Vous qui m'écoutez, que votre attention se maintienne ... Il est important, ici, de ne pas perdre un mot du récit que le conteur vous fait ... Important, car nombreux sont ceux qui ont imaginé des horreurs, lesquelles n'avaient aucune réalité : Comme s'il n'y avait pas eu suffisamment d'horreurs dans cette histoire !

Le capitaine Archibald, Commandant du pétrolier Harold Sleigh, le seize avril mille neuf cent cinquante trois, câble, à l'intention de l'agence Reuter, à Londres. Il signale qu'il a trouvé, le quinze avril, un bateau mesurant environ trente-cinq pieds de long. Le bateau était en état de naviguer. Il était gréé de voiles de fortune attachées avec des bouts de corde et des lambeaux de tissus. Il y avait à bord une ancre et une chaîne. Il restait à bord une certaine quantité d'eau potable et deux morceaux de pain sec...

Mais le conteur vous a dit, pourtant, tout à l'heure, qu'à la fin de l'odyssée de la Marie-Jeanne, il s'était trouvé des rescapés ... Prêtez bien attention à ce que va dire le conteur maintenant ...













_ XLV _




Le Capitaine Archibald précisait dans son message :

" Nous avons trouvé à bord de ce bateau le corps d'un homme de couleur. Il était couché l'épaule gauche appuyée contre le moteur, les pieds dépassant de la chambre des machines. Il était vêtu d'un pantalon kaki et d'une chemise de couleur sombre. Sa figure et sa tête étaient recouvertes par trois bouts de chiffon ... "

Il faut ici réfléchir un peu : Sur la "Marie-Jeanne", le capitaine du pétrolier ne trouve qu'un seul cadavre ... Que sont devenus les autres passagers ? ... Il devrait y avoir d'autres passagers ...

Sans aucun doute, c'est le corps de Monsieur Corgat que l'on a retrouvé, mais ... Le cadavre, qui était dans un état de décomposition avancé avait été attaché au bout d'une gaffe, de toute évidence pour être jeté par-dessus bord plus aisément ... Il portait des blessures à la tête, mais elles auraient pu être accidentelles : Il n'y avait aucune trace d'armes par lesquelles elles auraient pu être produites ...

Le capitaine Archibald retrouve donc le corps de Monsieur Corgat, lié au bout d'une gaffe, et portant des blessures à la tête, cependant ...

" Il n'y avait aucun signe de lutte, même si ... des vêtements étaient éparpillés à travers la chambre du moteur et sur le moteur lui-même ... La blouse que portait le cadavre était tachée de sang "...

_ Ah! Comment se fait-il donc que le capitaine du pétrolier n'ait retrouvé qu'un seul cadavre, et comment se fait-il donc qu'il n'ait retrouvé aucun survivant ? _ Que sont donc devenus le capitaine Louis Laurence et Louis Lavigne ? _ Que sont devenus Antoine Vidot et Selby Corgat ? _ Le conteur vous a bien dit qu'il y avait eu des survivants ...











_ XLVI _




À bord de la Marie-Jeanne, le capitaine du pétrolier "Harold Sleigh" n'avait trouvé aucun survivant. Il n'avait trouvé que le cadavre de Monsieur Corgat ... C'était le 15 avril 1953 et toutes ces précisions étaient contenues dans le message envoyé à l'agence Reuter de Londres le seize avril ...

Après la mort de Monsieur Corgat, les survivants ont essayé de jeter son cadavre à la mer, mais ils n'en avaient plus la force ... Ils ont essayé alors de lier le cadavre à une gaffe pour, saisissant les deux extrémités de celle-ci, tenter de le soulever. Ils ont attaché les deux jambes l'une à l'autre en se servant des lambeaux du tissus qui recouvraient les banquettes ... Ils lui ont passé une ceinture autour de la taille et ont fait glisser la gaffe à l'intérieur des liens ... Ils ont échoué lorsqu'ils ont essayé de soulever le cadavre pour le jeter par-dessus bord : Ils n'en avaient plus la force ! Ils l'ont laissé retomber lourdement à l'intérieur de la cabine. La gaffe, en heurtant le front y a provoqué une marque que l'on a pu confondre avec celle qu'aurait provoqué un coup violent.









_ XLVII _



Monsieur Corgat est mort. Le corps de Monsieur Corgat a été lié à une gaffe, mais les survivants n'ont pas réussi à le jeter par-dessus bord. Il ne reste plus que quatre personnes vivantes à bord de la Marie-Jeanne ... Quatre personnes : Le capitaine Louis Laurence, Selby Corgat, Antoine Vidot et Auguste Lavigne ...

Le conteur vous a dit qu'il y avait eu des survivants ... Mais qui a survécu ? Le capitaine Louis Lavigne n'a déjà plus tous ses esprits, le conteur vous l'a déjà dit ... Il ne tient debout qu'en s'appuyant au bastingage. Il bredouille des paroles qui n'ont pas de sens ... Il inquiète ses compagnons car il est pris d'une hilarité intempestive et incompréhensible ... On comprend seulement que, parmi toutes ces paroles insensées, il y des regrets, des angoisses : Louis Lavigne pense à son épouse et à ses enfants ... Il a un grand fils qui habite chez une tante : Il charge ses compagnons de le prier d'être maintenant, à sa place, le soutien de la famille ... Son heure va sonner ... Il va bientôt mourir ...

Le capitaine Louis Lavigne déraisonne ... Il va bientôt mourir ... Mais auparavant il aura vu mourir Auguste, qui délirait depuis plusieurs jours ...

Leurs deux cadavres, moins lourds que celui de Monsieur Corgat, seront glissés à la mer à l'aide d'une planche ... Il n'y a plus que deux survivants sur la Marie-Jeanne ...

Il n'y a plus qu'Antoine Vidot, le mécanicien et Selby Corgat , deux jeunes-gens ... Conservez au récit du conteur votre plus grande attention car vous n'en avez pas fini avec les interrogations et les surprises ... 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire