lundi 4 janvier 2016

LA MARIE-JEANNE ( FIN )






LA MARIE-JEANNE (-FIN-)




















_ XLVIII _




... Antoine Vidot et Selby Corgat sont encore vivants, quoique très faibles tous les deux ... Ils se sentent si faibles qu'ils n'ont plus guère l'espoir de vivre bien longtemps encore ... Ils se sentent tellement seuls dans le milieu de cet océan et tellement au bout de leurs forces! ... Le bateau continue à les emporter sur cette étendue d'eau salée qui leur donne la nausée ... Il n'existe plus rien au monde que cette étendue d'eau salée ...

... On entend bien, de temps en temps, du côté de l'ouest, le vrombissement d'un avion ... On voit parfois des avions, même ... Mais ils passent si loin ! Le soleil brûle : Dans la cabine du moteur, il y a un cadavre auquel on n'ose même plus penser ... A l'extérieur, sur le pont, on brûle au soleil, perpétuellement ... " Nous avons faim ..."








_ IL _



Deux garçons sont perdus sur un bateau qui dérive depuis des jours et des jours, depuis des semaines et des semaines ... Ils dériveront jusqu'à quand ? Tout à coup ... Mais qu'est-ce que cela ? Ce bruit assourdissant ! ... La trompette du Jugement Dernier ? Non pas la trompette du Jugement dernier ... Bel et bien la sirène d'un navire ... Le son vous en saisit jusqu'à la moelle ... On est donc encore vivant ? Il est là, le navire, là, à portée de main ...

La proue d'un grand navire, sur laquelle on peut lire un nom : "Montallegro". C'est à peine si les deux rescapés ont assez de vie pour trouver de la joie ...

"Nous avons faim ... "

Là-haut se penchent des têtes curieuses ...

"Nous avons faim", crient les deux rescapés ... Mais ont-ils encore la force de crier ? _








L _



Moi qui vous conte cette très véridique histoire, moi qui vous demande compassion pour ceux qui sont passés de vie à trépas, dont les âmes errent sur l'étendue des océans, mêlées aux oiseaux de mer ... Les oiseaux de mer ... Entendez-vous leurs lamentables cris ? ... Ils vont au ras des flots puis se regroupent, crient, montent dans le ciel, se laissent choir, plongent, puis remontent et s'éloignent à tire d'ailes, suivant les bancs d'anchois, accompagnant les thons et les grands espadons ... Entendez les cris lamentables des oiseaux et des âmes, et priez pour ceux que garde l'océan ... Ils sont en grand nombre et nous supplient.

Le conteur vous doit une explication. Il vous la donnera, mais sans doute l'avez-vous déjà découverte : Ce sont deux navires pétroliers qui sont passés près de la Marie-Jeanne, l'un après l'autre, il n'y a aucune ambiguïté ...

Le "Montallegro" est passé le premier ...

_" Nous avons faim ", ont crié Selby et Antoine."

Au bout d'un filin, l'équipage du "Montallegro" leur a descendu des biscuits, deux pommes d'Afrique, des citrons ... Ils se sont jetés dessus ...

_" Ne vous précipitez pas, leur a crié le Maître d'Équipage, après une si longue diète, votre estomac ne supporterait pas d'aliments solides. Votre faiblesse est trop grande..."

Ils ont donc tout laissé retomber sur le pont de la Marie-Jeanne ... Et c'est pourquoi le capitaine du "Harold Sleigh", le deuxième pétrolier qui découvrit le bateau à la dérive dira avoir trouvé des vivres ... Il ne pouvait pas savoir que deux survivants avaient été recueillis déjà ... _








LI _



Les deux rescapés ont laissé retomber sur le pont les vivres qui leur avaient été donnés ... Ils attrapent la corde qu'on leur lance ... Ils l'attachent à l'avant de leur bateau ... On leur lance une deuxième corde. Ils l'attachent à l'arrière ... On leur en lance une troisième, plus grosse et plus solide. On leur dit de la fixer à la proue de la "Marie-Jeanne", mais ils n'en ont plus la force ...

Alors, un homme du "Montallegro" descend par une échelle de corde ... Il fait l'amarrage ... La Marie-Jeanne est solidement amarrée, par l'avant et par l'arrière. Elle est au pied de la muraille du pétrolier, tout près ... La mer est calme ... Avec un palan, on descend un tonneau vide, les deux hommes y sont placés ... Le palan les remonte. Les voila sauvés !

Selby Corgat et Antoine Vidot sont sauvés de l'océan qui les avait pris, avec leurs compagnons, soixante-quinze jours plus tôt ...

Vous vous rendez compte ? _ Soixante quinze jours de dérive, avec pour seul spectacle les immenses étendues, tantôt calmes, tantôt soulevées en lames couvertes d'écume : Désespérantes étendues semblables à un grand lac d'huile parcouru de reflets, troupes de vagues rageuses, accourant les unes derrière les autres, inlassablement, se brisant contre la coque du bateau, courant encore plus loin, toujours plus loin

... Soixante quinze nuits, parfois sombres, parfois claires ... Reflets sur les eaux, comme sur un miroir ... Clairs de lune ... Chemins d'étoiles ... Grands poissons parfois, qui sautent au loin ... Phosphorescences ... Les oiseaux qui crient ... Et les amis qui meurent ... Dont on jette les corps dans l'océan ... Les corps des amis ... Les corps des parents ...








_ LII _



Antoine et Selby sont à bord du "Montallegro" ... Antoine et Selby sont sauvés ... L'ordre est donné d'abandonner la Marie-Jeanne ...

On se trouve à ce moment au Sud de l'équateur ... Par 6°45 de longitude et 45°05 de latitude. Le navire pétrolier remet en route.

Antoine et Selby sont sauvés sans doute ... Mais ils sont si amaigris, ces deux adolescents que le hasard vient de confier à l'équipage du "Montallegro" ! ... On dirait de véritables squelettes ! ... Est-il possible d'être exténué à ce point ? ... Antoine, qui pesait cent cinquante-neuf livres en partant des Seychelles n'en pèse plus que ... soixante six ! On prodigue aux deux rescapés tous les soins possibles ...

Le Capitaine, Carlo Girola, câble la nouvelle aux Seychelles :

_" La Marie-Jeanne est retrouvée, avec deux survivants à son bord, Selby Corgat et Antoine Vidot ..."

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la nouvelle fait, à Mahé, le tour de l'île. Elle fait sensation ! _ Qui eut cru que l'on pouvait survivre en mer pendant deux mois et demi sans vivres ? ... On attend la fin de l'odyssée.















_ LIII _


Mais revenons à bord du " Montallegro", revenons auprès des rescapés et de ceux qui en prennent soin ... Le Capitaine Girola câble à un médecin spécialiste de Rome ... Il obtient des indications sur la manière de secourir les deux jeunes gens :

"Au début, ne leur donner qu'un peu de soupe ... Leur faire des injections de caféine ... Les laisser dormir".

Antoine et Selby dorment en effet ... Ils dorment presque tout le temps ... Pourtant, dans un intervalle de réveil, Antoine se souvient qu'ils ont laissé sur la Marie-Jeanne le corps de Monsieur Corgat ... Il en parle avec Selby ...

_"Trop tard "! leur répond le capitaine Girola: On ne peut plus revenir en arrière ...

Le pétrolier se dirige vers Koweït, au fond du Golfe Persique. Et voilà pourquoi le capitaine Archibald, du "Harold Sleigh", venant à croiser la "Marie-Jeanne" à son tour, découvre un cadavre, des vivres, des vêtements, treize livres sterling en billets des Seychelles ... Il fait jeter le corps à la mer et prend la "Marie-Jeanne" en remorque vers Bahreïn ...

Lorsqu'il câble à Londres pour faire part de sa découverte, on est bien près d'imaginer un crime, un drame sanglant ... Allez donc savoir !... Elle en a gardé secrets, des crimes et des drames, la mer!
















- LIV -




La Marie-Jeanne, après soixante quinze jours d'errance sur l'océan, en remorque derrière le pétrolier "Harold Sleigh", vogue vers Bahreïn ... Antoine Vidot et Selby Corgat sont sur le "Montallegro", en route vers Koweït ...

La situation, très vite, est devenue plus claire ... En dix jours, Antoine et Selby sont à Koweït ... Ils sont accueillis dans un hôpital ... Médecins et personnels hospitaliers mettent en oeuvre tous leurs soins pour leur faire retrouver leurs forces perdues ... Ils en font à nouveau les solides gaillards qu'ils étaient ...

Quinze jours après, ils montent dans un avion et s'envolent vers Bombay ... De là, ils regagnent les Seychelles par le navire le "Kampala". Nous sommes le quatorze mai ... Ils ont été absents de leur pays pendant trois mois et demi...








_ LV _



Cloches des églises, sonnez ... Que tout le monde se réjouisse et prie ... Que tout le monde prie pour ceux qui ne sont pas revenus ... Que tout le monde, pieusement, prie pour ceux qui ne reviendront plus ... Que chacun cependant remercie le Seigneur de nous avoir rendu Selby et Antoine ... Que, dans les paroisses et dans les familles, chacun se recueille et, malgré tout, se réjouisse de voir revenir deux enfants ...

Je vous ai conté, du mieux que je l'ai pu, avec les faibles moyens qui sont les miens ... Mais ce sont ceux que Dieu m'a donnés ... Je vous ai conté l'horrible histoire de la "Marie-Jeanne", qui se perdit sur l'océan, le vaste Océan Indien ...

D'autres, bien d'autres navires se sont perdus, en cet océan ou sur les autres ... De certains on n'a jamais rien su ... On a su seulement que rien ni personne n'était revenu ... Des bateaux, bien des bateaux, gros ou petits ont disparu corps et biens et de ceux-là nul ne saura jamais rien. Il s'en perdra encore, des bateaux, pour des causes qui resteront à jamais ignorées ... Faut-il en référer au destin, à la malchance, à la Providence ... Aux Seychelles, pays où la foi est grande et intense, aucun doute : On parlera de la main de Dieu ... _








LVI _




C'est ici que le conteur se taira, ayant achevé son histoire, la très véridique histoire de la "Marie-Jeanne", bateau de trente-cinq pieds, construit en bois de takamaka ... Bateau qui dériva, erra dans les immensités de l'Océan Indien pendant deux mois et demi ... Et sur les dix passagers qui étaient à son bord lorsqu'il appareilla, le trente et un janvier mille neuf cent cinquante trois, on ne retrouva, le quinze avril, que deux survivants, qui avaient pour noms Selby Corgat et Antoine Vidot ...

Veuillez, au moment où s'achève mon histoire et au moment où la braise s'éteint, alors que s'allument les kyrielles d'étoiles du Bon Dieu dans la ciel ... Veuillez avoir une pensée pour ceux qui ne sont plus ... Le conteur en sera suffisamment remercié. Il priera Dieu de vous conduire par la main en toute occasion et de ne jamais vous abandonner en quelque océan.




                                      Victoria des Seychelles 

« ON RACONTE ENCORE, SIRE, Ô ROI BIENHEUREUX, QUE SINDBAD DE LA MER, JETÉ DANS LES FLOTS APRÈS LE NAUFRAGE DU BATEAU, SE CRAMPONNA À UNE POUTRE DE LA MEMBRURE, AVEC QUELQUES AUTRES MARCHANDS …
           ( Contes des MILLE ET UNE NUITS ).

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