LA MARIE-JEANNE (-FIN-)
_ XLVIII _
... Antoine Vidot et Selby Corgat sont encore vivants, quoique
très faibles tous les deux ... Ils se sentent si faibles qu'ils n'ont plus
guère l'espoir de vivre bien longtemps encore ... Ils se sentent tellement
seuls dans le milieu de cet océan et tellement au bout de leurs forces! ... Le
bateau continue à les emporter sur cette étendue d'eau salée qui leur donne la
nausée ... Il n'existe plus rien au monde que cette étendue d'eau salée ...
... On entend bien, de temps en temps, du côté de l'ouest, le
vrombissement d'un avion ... On voit parfois des avions, même ... Mais ils
passent si loin ! Le soleil brûle : Dans la cabine du moteur, il y a un cadavre
auquel on n'ose même plus penser ... A l'extérieur, sur le pont, on brûle au
soleil, perpétuellement ... " Nous avons faim ..."
_ IL _
Deux garçons sont perdus sur un bateau qui dérive depuis des
jours et des jours, depuis des semaines et des semaines ... Ils dériveront
jusqu'à quand ? Tout à coup ... Mais qu'est-ce que cela ? Ce bruit
assourdissant ! ... La trompette du Jugement Dernier ? Non pas la trompette du
Jugement dernier ... Bel et bien la sirène d'un navire ... Le son vous en
saisit jusqu'à la moelle ... On est donc encore vivant ? Il est là, le navire,
là, à portée de main ...
La proue d'un grand navire, sur laquelle on peut lire un nom :
"Montallegro". C'est à peine si les deux rescapés ont assez de vie
pour trouver de la joie ...
"Nous avons faim ... "
Là-haut se penchent des têtes curieuses ...
"Nous avons faim", crient les deux rescapés ... Mais
ont-ils encore la force de crier ? _
L _
Moi qui vous conte cette très véridique histoire, moi qui vous
demande compassion pour ceux qui sont passés de vie à trépas, dont les âmes
errent sur l'étendue des océans, mêlées aux oiseaux de mer ... Les oiseaux de
mer ... Entendez-vous leurs lamentables cris ? ... Ils vont au ras des flots
puis se regroupent, crient, montent dans le ciel, se laissent choir, plongent,
puis remontent et s'éloignent à tire d'ailes, suivant les bancs d'anchois,
accompagnant les thons et les grands espadons ... Entendez les cris lamentables
des oiseaux et des âmes, et priez pour ceux que garde l'océan ... Ils sont en
grand nombre et nous supplient.
Le conteur vous doit une explication. Il vous la donnera, mais
sans doute l'avez-vous déjà découverte : Ce sont deux navires pétroliers qui
sont passés près de la Marie-Jeanne, l'un après l'autre, il n'y a aucune
ambiguïté ...
Le "Montallegro" est passé le premier ...
_" Nous avons faim ", ont crié Selby et Antoine."
Au bout d'un filin, l'équipage du "Montallegro" leur a
descendu des biscuits, deux pommes d'Afrique, des citrons ... Ils se sont jetés
dessus ...
_" Ne vous précipitez pas, leur a crié le Maître
d'Équipage, après une si longue diète, votre estomac ne supporterait pas
d'aliments solides. Votre faiblesse est trop grande..."
Ils ont donc tout laissé retomber sur le pont de la Marie-Jeanne
... Et c'est pourquoi le capitaine du "Harold Sleigh", le deuxième
pétrolier qui découvrit le bateau à la dérive dira avoir trouvé des vivres ...
Il ne pouvait pas savoir que deux survivants avaient été recueillis déjà ... _
LI _
Les deux rescapés ont laissé retomber sur le pont les vivres qui
leur avaient été donnés ... Ils attrapent la corde qu'on leur lance ... Ils
l'attachent à l'avant de leur bateau ... On leur lance une deuxième corde. Ils
l'attachent à l'arrière ... On leur en lance une troisième, plus grosse et plus
solide. On leur dit de la fixer à la proue de la "Marie-Jeanne", mais
ils n'en ont plus la force ...
Alors, un homme du "Montallegro" descend par une
échelle de corde ... Il fait l'amarrage ... La Marie-Jeanne est solidement
amarrée, par l'avant et par l'arrière. Elle est au pied de la muraille du
pétrolier, tout près ... La mer est calme ... Avec un palan, on descend un
tonneau vide, les deux hommes y sont placés ... Le palan les remonte. Les voila
sauvés !
Selby Corgat et Antoine Vidot sont sauvés de l'océan qui les
avait pris, avec leurs compagnons, soixante-quinze jours plus tôt ...
Vous vous rendez compte ? _ Soixante quinze jours de dérive,
avec pour seul spectacle les immenses étendues, tantôt calmes, tantôt soulevées
en lames couvertes d'écume : Désespérantes étendues semblables à un grand lac
d'huile parcouru de reflets, troupes de vagues rageuses, accourant les unes
derrière les autres, inlassablement, se brisant contre la coque du bateau,
courant encore plus loin, toujours plus loin
... Soixante quinze nuits, parfois sombres, parfois claires ...
Reflets sur les eaux, comme sur un miroir ... Clairs de lune ... Chemins
d'étoiles ... Grands poissons parfois, qui sautent au loin ... Phosphorescences
... Les oiseaux qui crient ... Et les amis qui meurent ... Dont on jette les
corps dans l'océan ... Les corps des amis ... Les corps des parents ...
_ LII _
Antoine et Selby sont à bord du "Montallegro" ...
Antoine et Selby sont sauvés ... L'ordre est donné d'abandonner la Marie-Jeanne
...
On se trouve à ce moment au Sud de l'équateur ... Par 6°45 de
longitude et 45°05 de latitude. Le navire pétrolier remet en route.
Antoine et Selby sont sauvés sans doute ... Mais ils sont si
amaigris, ces deux adolescents que le hasard vient de confier à l'équipage du
"Montallegro" ! ... On dirait de véritables squelettes ! ... Est-il
possible d'être exténué à ce point ? ... Antoine, qui pesait cent
cinquante-neuf livres en partant des Seychelles n'en pèse plus que ... soixante
six ! On prodigue aux deux rescapés tous les soins possibles ...
Le Capitaine, Carlo Girola, câble la nouvelle aux Seychelles :
_" La Marie-Jeanne est retrouvée, avec deux survivants à
son bord, Selby Corgat et Antoine Vidot ..."
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la nouvelle
fait, à Mahé, le tour de l'île. Elle fait sensation ! _ Qui eut cru que l'on
pouvait survivre en mer pendant deux mois et demi sans vivres ? ... On attend
la fin de l'odyssée.
_ LIII _
Mais revenons à bord du " Montallegro", revenons
auprès des rescapés et de ceux qui en prennent soin ... Le Capitaine Girola
câble à un médecin spécialiste de Rome ... Il obtient des indications sur la
manière de secourir les deux jeunes gens :
"Au début, ne leur donner qu'un peu de soupe ... Leur faire
des injections de caféine ... Les laisser dormir".
Antoine et Selby dorment en effet ... Ils dorment presque tout
le temps ... Pourtant, dans un intervalle de réveil, Antoine se souvient qu'ils
ont laissé sur la Marie-Jeanne le corps de Monsieur Corgat ... Il en parle avec
Selby ...
_"Trop tard "! leur répond le capitaine Girola: On ne
peut plus revenir en arrière ...
Le pétrolier se dirige vers Koweït, au fond du Golfe Persique.
Et voilà pourquoi le capitaine Archibald, du "Harold Sleigh", venant
à croiser la "Marie-Jeanne" à son tour, découvre un cadavre, des
vivres, des vêtements, treize livres sterling en billets des Seychelles ... Il
fait jeter le corps à la mer et prend la "Marie-Jeanne" en remorque
vers Bahreïn ...
Lorsqu'il câble à Londres pour faire part de sa découverte, on
est bien près d'imaginer un crime, un drame sanglant ... Allez donc savoir !...
Elle en a gardé secrets, des crimes et des drames, la mer!
- LIV -
La Marie-Jeanne, après soixante quinze jours d'errance sur
l'océan, en remorque derrière le pétrolier "Harold Sleigh", vogue
vers Bahreïn ... Antoine Vidot et Selby Corgat sont sur le
"Montallegro", en route vers Koweït ...
La situation, très vite, est devenue plus claire ... En dix
jours, Antoine et Selby sont à Koweït ... Ils sont accueillis dans un hôpital
... Médecins et personnels hospitaliers mettent en oeuvre tous leurs soins pour
leur faire retrouver leurs forces perdues ... Ils en font à nouveau les solides
gaillards qu'ils étaient ...
Quinze jours après, ils montent dans un avion et s'envolent vers
Bombay ... De là, ils regagnent les Seychelles par le navire le
"Kampala". Nous sommes le quatorze mai ... Ils ont été absents de
leur pays pendant trois mois et demi...
_ LV _
Cloches des églises, sonnez ... Que tout le monde se réjouisse
et prie ... Que tout le monde prie pour ceux qui ne sont pas revenus ... Que
tout le monde, pieusement, prie pour ceux qui ne reviendront plus ... Que
chacun cependant remercie le Seigneur de nous avoir rendu Selby et Antoine ...
Que, dans les paroisses et dans les familles, chacun se recueille et, malgré
tout, se réjouisse de voir revenir deux enfants ...
Je vous ai conté, du mieux que je l'ai pu, avec les faibles
moyens qui sont les miens ... Mais ce sont ceux que Dieu m'a donnés ... Je vous
ai conté l'horrible histoire de la "Marie-Jeanne", qui se perdit sur
l'océan, le vaste Océan Indien ...
D'autres, bien d'autres navires se sont perdus, en cet océan ou
sur les autres ... De certains on n'a jamais rien su ... On a su seulement que
rien ni personne n'était revenu ... Des bateaux, bien des bateaux, gros ou
petits ont disparu corps et biens et de ceux-là nul ne saura jamais rien. Il
s'en perdra encore, des bateaux, pour des causes qui resteront à jamais
ignorées ... Faut-il en référer au destin, à la malchance, à la Providence ...
Aux Seychelles, pays où la foi est grande et intense, aucun doute : On parlera
de la main de Dieu ... _
LVI _
C'est ici que le conteur se taira, ayant achevé son histoire, la
très véridique histoire de la "Marie-Jeanne", bateau de trente-cinq
pieds, construit en bois de takamaka ... Bateau qui dériva, erra dans les
immensités de l'Océan Indien pendant deux mois et demi ... Et sur les dix
passagers qui étaient à son bord lorsqu'il appareilla, le trente et un janvier
mille neuf cent cinquante trois, on ne retrouva, le quinze avril, que deux
survivants, qui avaient pour noms Selby Corgat et Antoine Vidot ...
Veuillez, au moment où s'achève mon histoire et au moment où la
braise s'éteint, alors que s'allument les kyrielles d'étoiles du Bon Dieu dans
la ciel ... Veuillez avoir une pensée pour ceux qui ne sont plus ... Le conteur
en sera suffisamment remercié. Il priera Dieu de vous conduire par la main en
toute occasion et de ne jamais vous abandonner en quelque océan.
Victoria des Seychelles
« ON RACONTE ENCORE, SIRE, Ô ROI BIENHEUREUX, QUE SINDBAD DE
LA MER, JETÉ DANS LES FLOTS APRÈS LE NAUFRAGE DU BATEAU, SE CRAMPONNA À UNE
POUTRE DE LA MEMBRURE, AVEC QUELQUES AUTRES MARCHANDS …
( Contes des
MILLE ET UNE NUITS ).
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