vendredi 1 janvier 2016

LA MARIE- JEANNE ( 6 )






LA MARIE-JEANNE (- 6 -)












_ XXXI _



La Marie-Jeanne dérive toujours vers le Sud-Est ...

Mon Dieu, que l'océan est grand ! _ On avait réussi à manoeuvrer tant bien que mal, grâce à une voile de fortune ... On avait réussi pendant trois jours à se maintenir en vue de la pointe Capucin, extrémité sud de Mahé .... Depuis longtemps le vent est tombé, la mer est plate ... On avait espéré, pourtant : La direction dans laquelle on allait laissait supposer que l'on passerait près de l'île Frégate située, environ, à une douzaine de kilomètres dans le sud de La Digue ... À une quarantaine de kilomètres de Mahé ...

Dire que l'on était parvenu jusqu'à Sainte-Anne, c'est à dire à moins de quatre kilomètres de Mahé, à vol d'oiseau ! Frégate fait partie d'un archipel d'îles hautes, granitiques ... On ne pouvait manquer d'apercevoir son relief ... Eh bien on ne l'aperçoit pas ! Était-on passé trop à l'est ?

Au début, on n'avait pas pris les choses de façon trop tragique, tant on était certain que les amis faisaient le nécessaire pour organiser les recherches : On allait apercevoir un bateau, un avion peut-être ? ... On avait guetté, guetté ... On s'occupait comme on le pouvait, pour meubler le temps, pour essayer de ne pas penser ... On avait plaisanté même, raconté des histoires, des galéjades et des devinettes :

_"Tic tic dans coin Sirons d'âne ! Zan baquette ... "

Aux deux femmes qui avaient peur, les jeunes avaient lancé pour les taquiner :

_" Attention ! Requins y a manze ou ! "
















_ XXXII _



Tous les passagers de la Marie-Jeanne étaient certains que des secours allaient bientôt les tirer de là ... Et puis, on avait quelques vivres ... De quoi durer une dizaine de jours en se rationnant raisonnablement : Il y avait une caisse pleine de manioc, des mangues, des papayes, un giraumon ... Le cuisinier, Noël, préparait ces aliments en faisant de son mieux. Il faisait de petites rations : Savait-on pendant combien de temps on allait dériver sur cet océan ?

Antoine réussit à capturer deux petits "fancins", Noël les fit bouillir avec le giraumon. L'espoir demeurait : On avait quelques vivres et les secours arriveraient certainement bientôt ... Au bout de dix jours, il ne restait plus rien à manger ... Rien du tout ... Ce qui s'appelle rien de rien !

On aurait bien pêché, mais on n'avait pas de ligne ... Des poissons-volants, de temps en temps, sautaient hors de l'eau ... Mais que faire d'autre que les regarder ... On les regarde ... Pas pour les admirer ... Si seulement quelques-uns pouvaient avoir la bonne idée de retomber sur le pont du bateau ... (Cela se voit assez souvent, ces choses-là ! ). Justement, l'un de ces poissons saute, et retombe entre deux sièges ... Selby se précipite et l'empoigne ... Il est tout petit ... On le met en morceaux aussitôt. Un peu plus tard, l'une des deux femmes en attrape un autre. Deux petits poissons pour dix personnes ... On pense à la multiplication des pains et des poissons dont parle la Bible ... Mais ici, pas de multiplication !













XXXIII



Un oiseau de mer se pose à l'avant du bateau ... Un oiseau de mer, ce n'est pas un régal ... Mais cela se mange, un oiseau ! ... C'est un "fouquet" _ Ne bougeons plus, faisons silence ... Louis Laurence, le capitaine, s'approche doucement, doucement, sans mouvement brusque, sans aucun bruit ... Chacun retient son souffle ... Vlan! ... Il est pris ! Cris de joie !

Noël plume l'oiseau, le fait cuire et donne à chacun sa part ... Ô ! Une bien petite part, mais c'est toujours cela et l'on tiendra plus longtemps grâce à cette nourriture envoyée par le ciel ... Dans les jours suivants, dans les semaines suivantes, on prendra sept autres "fouquets" ... C'est tout ce qu'on aura à se mettre sous la dent pendant les quarante cinq jours qui vont suivre ... Vous avez bien entendu : J'ai dit quarante cinq jours ...













_ XXXIV _



Après avoir presque touché l'île Sainte-Anne, à moins de deux milles marins de Victoria ... On allait dériver encore pendant quarante-cinq jours ! La torpeur s'installe. Plus personne ne plaisante, plus personne ne rit, plus personne ne chante ni ne parle ... Chacun songe ou divague ...

_ "Bien sûr, les amis nous recherchent, mais l'océan est si grand" !

_ De l'eau ... De l'eau douce ... Être si malades de soif alors que l'on se trouve au milieu de tant d'eau ! Il n'y a pas une goutte d'eau douce à bord, et c'est la plus grande souffrance que l'on puisse imaginer : On a bu de l'eau de mer, même !

Ô ! L'eau que l'on boit ! ... L'eau avec laquelle on se lave, celle dans laquelle on rince le linge, celle dans laquelle on se baigne ... L'eau qui dégouline des toitures lorsque l'orage crève au-dessus des habitations ... L'eau qui dévale sur les routes pentues : torrents d'eau boueuse, torrents d'eau claire, torrents qui arrachent les arbres, qui emplissent les citernes, torrents dans le cours desquels les enfants jouent ... Des coques de noix de coco, des feuilles qui ressemblent à des bateaux courent, sautent, bondissent, tournoient, puis courent encore ... Larges feuilles de bananiers ou de tarots que l'on tient au-dessus de sa tête en guise de parapluie ... Le visage qui ruisselle, et le plaisir de ce ruissellement ... Crépitement des gouttes tombant dru sur les tôles et sur les feuilles... Clapotement des semelles dans les flaques, partout ... Pluie qui lave la nature de sa poussière, pluie qui abreuve les jardins, pluie qui fait sortir de leurs cachettes les gros escargots achatines ... Il paraît que l'on va construire un barrage entre deux montagnes, pour retenir l'eau ... Dire que l'on a pesté parfois contre la pluie : Allant à l'église, on a reçu l'averse : On est trempé ... Il a plu le jour des communions solennelles, la procession a été manquée ... Il pleuvait ... Et l'on avait oublié son parapluie ...

Les naufragés ont imaginé d'arracher aux sièges du bateau les toiles qui les recouvraient : En les étendant, en les laissant se tremper sous la pluie, on pouvait ensuite les tordre et laisser couler dans les bidons l'eau dont ils s'étaient imbibés ... On ne manquerait donc pas véritablement d'eau de boisson ... Pourtant, on a soif ... On a toujours soif ... On ne peut pas éteindre cette soif tant le soleil darde tout le jour, tant il fait chaud ... dans la cabine encore plus qu'à l'extérieur ... Mais à l'extérieur, les yeux et la peau sont brûlés par le soleil ... Où se mettre ?













_ XXXV _



Ils sont dix : Deux femmes et huit hommes ... Leur bateau dérive depuis des jours et des jours, des nuits et des nuits ... Des semaines ... Va-t-on dériver ainsi pour l'éternité ? ... L'éternité ... L'éternité ...

Au matin du onze mars, quarante et un jours après l'embarquement, Ange Finesse rend son âme à Dieu, sans agonie apparente ... Depuis quelque temps, elle passait tous ses jours, toutes ses nuits à dormir ... ... Voici la première victime de leur commun martyre ... Quelle sera la prochaine ? ... Dans combien de temps ?

- Prière, dite à genoux ... Jules Lavigne dit les "Notre-Père et les "Je vous salue Marie". Quelques sanglots étouffés : Cérémonie lugubre qui dure de longues minutes ... Il faut bien se débarrasser du cadavre... On le jette à la mer ... Il flotte ... Dernier signe de croix dans sa direction, puis on détourne les yeux ... Chacun reste muet, prostré ... A-t-on encore véritablement la force de penser ?












_ XXXVI _




Mais le conteur va vous prier de l'écouter encore : Le plus dur n'est pas encore venu ... Pour l'instant, à bord de la Marie-Jeanne, neuf personnes restent vivantes ... Et le bateau est toujours perdu dans l'infini. Pourtant, le conteur va cesser un instant de parler d'eux : Comment se fait-il que personne ne soit venu à leur secours ? _ La cohésion sociale est grande aux Seychelles ... Il serait absolument invraisemblable que personne ne se soit préoccupé des disparus ... Tellement invraisemblable que cela ne peut même être envisagé ...

En fait, à Mahé, l'inquiétude est à son comble dès le premier jour : Qu'est-il arrivé ? Le bateau aurait-il coulé et les amis auraient-ils, en fin de compte, été dévorés par les poissons? Les familles des disparus sont dans la plus grande angoisse ... Chez les Corgat, les Lavigne, les Laurence, on a les yeux rouges d'avoir pleuré et d'avoir passé les nuits sans dormir.

Dès le deux février, la "Paulette" effectue des recherches entre Mahé et Praslin. Le trois, les secours s'organisent, les capitaines de bateaux se concertent ... La Marie-Jeanne a dû dériver vers l'est ... On décide d'envoyer les secours dans cette direction ...

Deux bateaux sont préparés : le"Marsouin", commandé par le capitaine Harvey Brain et la goélette "Altaïr", du capitaine Clark ...

Le trois février, ils quittent le port de Victoria pour explorer les environs de Mahé ... Ils ne trouvent rien, hélas ! ... Comment aurait-on pu savoir que ceux de la "Marie-Jeanne" avaient gréé une voile de fortune et que le bateau s'était ainsi écarté de Mahé plus vite qu'on ne le présumait ?

Seconde expédition : Le "Marsouin" repart, accompagné cette fois de l' "Arne", du capitaine Delafontaine. On cherche loin : Jusque dans les parages de Coétivy, dans les archipels du sud ... Vaines recherches encore ! _













XXXVII _




Ardentes recherches, vaines recherches dans le grand océan, parmi les archipels et les îles ... On cherchera jusqu'en enfer s'il le faut ... On retrouvera les disparus, coûte que coûte !

Les bateaux sillonnent les flots, les hommes guettent l'horizon ... Pendant ce temps, on câble aux autorités françaises de Madagascar et aux responsables des "East Africain Airways" pour demander l'aide de l'aviation ... Diégo Suarez répond qu'il ne dispose pas d'appareil capable de survoler l'océan dans les conditions demandées; par contre, on propose de l'aide sur mer : Une corvette hydrographique équipée d'un radar ... Offre déclinée.

L'Afrique du Sud envoie un hydravion Catalina qui survole l'océan à deux reprises : La première en direction de Sud-Ouest, la seconde en direction du Nord et du Nord-Est ...

Aucune trace de la "Marie-Jeanne". _ Que faire de plus ? - Attendre ... Attendre ... Encore attendre ! ... Laisser les événements suivre leur cours, malgré la désolation des familles concernées ... Une quête en leur faveur rapporte un millier de roupies ... _




XXXVIII _




Mais le conteur revient aux malheureux ballottés par les flots ... Ils sont toujours assoiffés. Ils sont affamés. iIs sont desséchés, brûlés par le soleil ... Ils sont hébétés, abrutis par tant de souffrances ... Ange Finesse a été la première à rendre son âme à Dieu, George Arissol est, à son tour, couchée dans la cabine de l'avant ... Elle ne bouge plus ... Des sons plaintifs s'échappent de ses lèvres blêmes et étirées ... Bientôt le sommeil l'envahit, le même sommeil annonciateur de la mort que celui qui fut celui de sa compagne tout à l'heure ... Elle s'éteint. Ange Finesse est morte la première, George Arissol l'a suivie ...

Les survivants procèdent aux mêmes rites funèbres que la première fois ... Un second cadavre est jeté à la mer ... Qui pourrait jurer qu'aucun de ceux qui demeurent n'envie le sort de celles qui s'en sont allées ...















_ XXXIX _




_ "Lorsque tu prends la route des Cannelles, partant de l'Anse Royale ... Parvenu tout en haut, après les virages surplombés de plantations de grands mahoganis, tu quittes la route, tu t'engages sur un petit chemin, à ta gauche ... Sentier à peine assez large pour passer à pied, contournant les rochers de granit, escaladant la colline par des voies abruptes et périlleuses qui étaient autrefois celles des collecteurs d'écorces odorantes destinées à l'exportation dans le monde entier ... Sentier qui glisse parfois et dont les cailloux roulent sous le pied ... Arbustes torturés, juchés sur des pieds multiples ... Larges feuilles luisantes, fougères foisonnantes ... Terre rouge semée de petits cristaux ... Rude escalade, mais tu emplis tes poumons ... Exaltante escalade ... Et puis tu débouches sur une terrasse étroite : À peine la place pour s'y tenir à deux, blottis sous la roche ... Tu débouches en plein ciel, d'un bleu que rien ne vient troubler ... L'océan est violet ... Des oiseaux blancs vont par couples, évoluant comme à la parade : virages , montées, descentes coordonnés ... D'autres oiseaux blancs, les paille-en-queue, ainsi nommés à cause de la longue plume caudale qui les distingue, jouent aux cerfs-volants, s'engageant dans les courants ascendants, se laissant enlever, emporter, frôlant la falaise puis basculant sur une aile pour continuer à planer ... La côte en face, là où tu plonges tout entier est celle de l'Anse-à-La-Mouche. À ta gauche, c'est l'Anse-Poule-Bleue ... Ces mots ! Ces noms rappelant la geste française aux Seychelles, avant que l'archipel ne devienne britannique ... Ces noms, comment ne pas s'en régaler ! ... Tu peux rester des heures, là, le coeur plein d'amour ...

_ Combien de fois Joachim n'a-t-il pas escaladé les falaises ? Combien de fois n'a-t-il pas été abasourdi par tant de beauté ? ... Avez-vous admiré, en haut de Sans-Souci, les calices des lianes-pot-à-eau ? Avez-vous rêvé, du côté de Bel-Ombre, en prenant le merveilleux sentier qui mène à l'Anse Major ? Vous êtes-vous laissé émerveiller par les récits parlant des trésors de pirates qui seraient cachés là ?















_ XL _




Joachim Servina se meurt ... Lui, si débordant de vitalité, lui si fort, si dynamique ... Joachim se meurt ... Joachim étouffe ... La faim lui serre la gorge ... Joachim est mort. Noël Rondeau, le cuisinier, le suivra ... On le trouve sans vie au fond du bateau, un matin au lever du soleil ... Allons-nous tous mourir ? ... Il semble de plus en plus évident que c'est le sort qui nous attend.

Jules Lavigne est le suivant. Il avait glissé dans le coma depuis un long moment déjà. Ah ! Que tout cela finisse ! ... Six morts déjà ... On ne reste plus que quatre ... On ne se demande plus si l'on mourra ... On se demande quand on mourra ... Ange Finesse, son amie George Arissol, Joachim Servina, Noël Rondeau, Jules Lavigne ... Il n'en restera donc pas un ? Pas un ne sera épargné ?

_ À quoi tient la vie ? Dire que l'on avait presque atteint l'île Sainte-Anne ! ... Dire que l'on avait presque pénétré dans la passe qui conduit au lagon de Victoria ... N'y aura-t-il donc pas un seul survivant ?

Mon histoire est terrible ... Je vous l'avais dit ... Mais mon histoire est véridique ... Elle a été recueillie peu après le drame par un prêtre, le père Angelin, qui en écrivit le récit sur les lieux et le lut aux survivants ... 

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