LES MANGEURS DE CORAIL
« ON RACONTE ENCORE, SIRE, Ô ROI
BIENHEUREUX, QUE SINDBAD DE LA MER, JETÉ DANS LES FLOTS APRÈS LE NAUFRAGE DU
BATEAU, SE CRAMPONNA À UNE POUTRE DE LA MEMBRURE, AVEC QUELQUES AUTRES
MARCHANDS … »
LE CORAIL
Sur son île, qu'il n'avait jamais quittée
tout au long de sa vie, un vieillard, un jour, riait : Pendant sa longue
existence, il en avait vu, des nouveautés surprenantes ! Il avait souvenir
encore des longues expéditions sur les sentiers de montagne pour quêter, entre
les arbres et les arbustes, tantôt un régime de bananes, tantôt des oranges, ou
bien encore des goyaves ...
Il avait mémoire encore des simples
abris de palmes tressées qu'un coup de vent suffisait à emporter. Il gardait le
souvenir des longues journées et des effrayantes nuits que l'on passait à
pagayer, pagayer, pagayer ... assis dans une pirogue qui n'était guère qu'un
tronc d'arbre creusé. Pour voiles, on se servait de nattes de pandanus. Pour se
guider, on regardait les étoiles. Il avait connu le culte des dieux et le culte
des morts ... et le culte des dieux qui dévoraient les vivants et les morts !
Le vieillard riait, assis à l'ombre
d'un manguier. Il avait vu arriver les grands bateaux à voiles et puis ceux qui
naviguaient sans se soucier du vent, soufflant la fumée. Certains, même, ne
fumaient plus qu'à peine et il semblait que, de leurs cheminées, ne s'échappait
plus que la fumée des cuisines. Des flancs de ces gros navires en acier, de
longs bras articulés peints en jaune ou en gris extrayaient des colis, des
paquets, des boîtes ... et même des réfrigérateurs et des automobiles.
Lorsqu'un navire était à quai, une
foule en descendait, hommes et femmes pâles, court-vêtus, les bras et le dos
rougis. On leur vendait des coquillages et des fruits, puis ils repartaient
vers d'autres îles. Les colis restaient là, et les réfrigérateurs et les
automobiles. Le vieillard avait vu construire des routes. Il avait même vu
construire une piste, sur laquelle étaient venus se poser d'immenses et
étranges oiseaux, métalliques eux aussi.
Un jour, le vieux vit arriver du fond
de l'horizon un monstre qui lui parut hallucinant ... Cela flottait, et c'était
donc un bateau peut-être ... Cela n'avançait pas très vite, à dire le vrai,
mais cela avançait ... Cela fumait. On reconnaissait difficilement la cheminée,
perdue au milieu de structures métalliques étranges : bras, tentacules,
échelles antennes, pinces, mandibules ... Et même des yeux à facettes ! Un
monstre sorti des enfers !
Quand il s'arrêta, tout près de
l'aéroport, à une encablure des rochers, il eut des comportements inquiétants :
avec des jets de vapeur, des sifflements, des chuintements, des crachotements,
sur un fond de grognements rauques, entrecoupés de sonneries stridentes, le
monstre faisait jouer ses appendices et les éléments de sa carcasse. Les vérins
coulissaient, les palans tournaient, des vis énormes descendaient dans la mer.
Le vieux n'avait pas peur. Tout au
long de son existence, il avait assisté à bien d'autres spectacles ! Il avait
contemplé bien d'autres sorcelleries ! C'était encore un nouveau tour de la
Technique ! Le vieux ne s'était pas trompé. La drague, car c'en était une, se
mit à ronger le récif de corail, sous les eaux. Elle le broyait et rejetait par
d'énormes tuyaux une innommable bouillie blanchâtre, épaisse. Elle rongeait à
bâbord. À tribord, on remblayait ... Rien de moins !
La drague était en train de creuser d'un côté pour remblayer de l'autre. Au bout de quelques heures, le travail avait pris forme. Au bout de quelques jours, les remblais se seraient allongés. On ne jetait pas la montagne dans la mer, on creusait le rivage pour construire dans le lagon des terrains plats !
Le vieillard avait compris. Nullement
effrayé, il se mit à somnoler. Il finit par s'endormir pour de bon. Il
ignorait, et je l'ignore aussi, depuis combien de temps il dormait lorsqu'il
s'aperçut qu'une chose étrange était en train de se produire
... C'était la nuit. Tout l'équipage
de la drague avait débarqué, allant sans doute s'engouffrer dans quelque hôtel
ou dans quelque bar. Une lanterne restait allumée dans les superstructures. Il
n'y avait plus personne à bord. Et puis tout à coup, Marco Polo … (C'était le
nom de cet engin qu'on hésite à désigner sous le nom de bateau ... ) Marco Polo
eut un frisson, un long frisson qui courut tout le long de sa coque. Pas de
doute, de lui-même, tout seul ... il prenait vie ! Des vérins qui coulissent,
une respiration qui devient de plus en plus profonde, qui halète un peu ... Des
câbles qui s'enroulent, des tuyaux qui se déroulent, la vapeur qui gicle, un
sifflet qui retentit, des pièces qui s'articulent et se désarticulent ... Qui a
largué les amarres ? Marco Polo s'ébranle ... Marco Polo s'enfonce ... Marco
Polo disparaît sous les flots ! On ne le voit plus, on ne l'entend plus ! Il
est parti en entraînant derrière lui tous ses câbles, tous ses tuyaux ! Rien.
Il ne reste rien sur le rivage, auprès des rochers ...
L'eau s'était agitée un peu. Elle
s'est calmée très vite. On voit seulement un nuage de corail broyé en
suspension dans la mer. Il se développe, enfle, s'étale à la surface,
blanchâtre, dévorant le bleu de l'océan : Marco Polo continue à ronger tout ce
qu'il rencontre sous la mer !
Un avion passait par là, cherchant le
terrain sur lequel il aurait dû se poser ... Il n'y avait plus de terrain ! Il
lança l'alarme. Ce fut lui qui, le premier signala ce gros nuage en suspension
dans l'océan, grisâtre, et qui allait en s'étalant. Il est vrai qu'à ce moment
précis, les riverains commençaient à s'apercevoir qu'une étrange matière
recouvrait leurs plages, leurs rochers et leurs récifs. Tout ce qui était
vivant en ces endroits mourait ou était mourant ... Tout, absolument tout : les
poissons, les coraux, les coquillages, les crustacés, les mollusques ... Cette
bouillie qui se déposait asphyxiait toute vie. Les oiseaux eux-mêmes
disparaissaient, faute de trouver encore leur nourriture dans les creux des
rochers. Et puis, et puis ...
Le vieux sentit le sol trembler sous
son corps allongé ... La drague invisible était en train de dévorer l'île même
où il se trouvait, tout au fond, sous les flots ! Combien de temps lui
faudrait-il pour creuser la grotte, l'énorme caverne dans laquelle tout allait
s'abîmer ? Ce fut alors que le vieux s'éveilla. Il en tremble encore ! C'est
lui qui me l'a avoué, lui-même, que j'ai rencontré à l'endroit où nous nous
trouvons en ce moment et où je suis en train de vous raconter cette histoire.
Le vieux se réveille ... Marco Polo
est là, bien amarré, tout est calme, une lumière brille dans les mâts. Le vieux
repart chez lui en passant par la plage. Il songe... Quel gigantesque
"Marco Polo", immergé depuis des siècles sous l'océan ... Quel
gigantesque "Marco Polo", invisible, têtu, obstiné, a bien pu broyer
toutes ces coquilles, toutes ces roches, dont sont faits les sables de la plage
? Sans doute poursuit-il toujours son ouvrage ... Comment expliquer autrement
que chaque vague apporte, encore et toujours, sa charge de sable sur la plage …
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