L’OURSIN FOSSILE
« ON RACONTE ENCORE, SIRE,
Ô ROI BIENHEUREUX, QUE L’ÉMIR MUSA FUT SAISI DE L’ÉMERVEILLEMENT LE PLUS VIF À
LA VUE D’UNE FEMME AUSSI BELLE … »
Sur une étagère, dans une
petite vitrine que j’ai achetée à la salle des ventes de la Rochelle, j’ai
placé un oursin, un oursin fossile. Il n’a pas de piquants, c’est vrai, mais il
est néanmoins tout entier. Il est décoré de lignes de pointillés : Un
point à l’emplacement où chaque piquant s’enracinait. Une allure de dentelle,
un peu. Je l’ai trouvé dans mon jardin. Il est sorti du sol au tranchant de ma
bêche. Combien de milliers d’années ?
L’Aunis abonde en fossiles de
coquillages : J’en ai vu vendre sur le marché central, à La Rochelle … De
pleins paniers ! Ce sont souvent des ammonites, parfois des bivalves qui
ont des allures de grosses palourdes ou de praires. J’en ai de très gros, que
je ne saurais identifier.
***
À vrai dire, je ne sais pas très bien
comment je suis arrivé là. Il s’est passé tellement de choses, depuis hier au
soir ... Tellement de choses !
C’est vrai, c’est hier au soir que je
suis arrivé à La Rochelle, à la nuit tombante. Autour des réverbères, il y
avait des halos dans la bruine. Ce temps n’est pas de saison !
Je crois bien que depuis hier au
soir, il n’a pas cessé de pleuvoir. Pas vraiment de la pluie, d’ailleurs,
plutôt un brouillard, pas très dense, mais chargé de lourdes gouttes. Les joues
sont mouillées, les cheveux dégoulinent, l’asphalte brille.
J’ai pris un taxi devant la gare.
J’ai demandé que l’on me conduise chez ma voisine. Je ne pouvais pas passer la
nuit chez moi, la maison était en travaux, vidée de ses meubles, livrée aux
ouvriers. C’était du reste pour cela que je venais à La Rochelle, pour aller à
un rendez-vous de chantier, fixé au lendemain après midi. J’avais choisi de
venir avec un jour d’avance : Besoin de repos, besoin d’être seul un peu.
J’avais téléphoné à Madame Morel pour lui dire que j’arrivais. Elle a une
chambre libre. Elle me l’a proposée souvent :-”Si vous en avez besoin ...”
Je monte l’escalier. Cela sent bon la
cire, partout, comme autrefois. Les meubles sont robustes, taillés dans
l’ormeau de chez nous. Les rideaux et le couvre-lit sont cramoisis, ornés de
glands et de pompons, un peu fanés, comme il y en avait chez ma grand’mère.
Dans un angle de la pièce, posé près de l’armoire, il y a un carton à chapeau,
fermé par un ruban un peu jauni.
La chambre ne doit pas être utilisée
souvent. Madame Morel s’est un peu repliée sur elle-même depuis la mort de son
mari, il y a plus de vingt-cinq ans. Le lustre est en bois tourné, équipé de
trois lampes, mais il donne une lumière qui reste très pâle.
Sur le mur qui fait face à la
fenêtre, il y a un tableau, dans un cadre de bois argenté. Pastel très doux,
plein de soleil : une fille sur une plage. Fond d’océan calme, ciel clair.
Bleus.
Je vous ai dit que j’avais envie
d’être seul. C’est raté. Je ne serai plus jamais seul. Je l’ai compris tout de
suite. Appelez cela comme vous voudrez ... Vous y croyez, vous, au “coup de
foudre”?
Fille blonde, prunelles
bleu-porcelaine, pommettes roses, bouche petite, rieuse. Elle porte une robe
légère.
Les jeunes filles sportives en
portaient de semblables au début du vingtième siècle. On les voyait courir sur
les courts de tennis. La plage que l’on voit doit être l’une de celles de l’île
de Ré, peut-être celle de Rivedoux ...
Je m’assieds sur la chaise. Non,
vrai, vous y croyez, vous, au “coup de foudre” ?
Sous la gorge lisse, on sent le rire
naissant. Le visage rayonne de santé. J’imagine la promenade. C’est en avril,
ou bien au mois de mai. Retour d’un partie que l’on a gagnée, ou bien que l’on
a perdue ... Qu’importe ! Dans les boucles des cheveux courts passe le
vent.
Je m’installe sur le lit, sans
éteindre la lumière. Je ne dormirai pas.
Fou ? Oui, certes, si vous voulez
dire amoureux fou ... Cela arrive, vous savez, et c’est ainsi que cela arrive :
On ne s’y attendait pas. On n’y croyait pas !
Nous avons couru pendant des heures,
sur la plage qui sentait le sel et le varech. Nous avons sauté par-dessus les
chardons bleus et je crois bien, Annie, que je t’ai embrassée lorsque nous nous
sommes écroulés ensemble, au creux de la dune. Oui, j’ai dû t’embrasser et tu
riais, tu sentais la lavande et l’absinthe.
Il n’y a plus aucun bruit dans la
maison. Il y a longtemps déjà que mon hôtesse a pris ses comprimés (Cela
dort si mal, les vieux ! ) J’ai entendu le bruit du verre qu’elle reposait sur le
marbre du chevet. Elle a toussoté un peu, puis ... Plus rien. Rien que le bois
de l’escalier qui craque un peu, de temps en temps. À la seule qualité du
silence, je sais qu’il bruine toujours, dehors. Une voiture passe. Ses pneus
chuintent sur la chaussée mouillée.
Mon hôtesse a l’habitude de se lever
de bon matin.
- ”Quand le comprimé ne fait plus
d’effet.” dit-elle.
- “Mais je ne vous réveillerai pas.
Bonne nuit !”
L’horloge sonne dans le salon. Une
vieille horloge comtoise. Combien de fois l’ai je entendu sonner ? Je n’ai pas
quitté des yeux le pastel. Le sable était chaud sous nos pieds. Les vagues
bruissaient, mais nous ne les entendions guère. Tout juste un fond sonore,
comme un orgue qui jouerait tout doucement.
Mon hôtesse a quatre vingt sept ans.
Et c’est elle qu’un artiste inconnu a représentée sur la plage. Voilà que je
suis amoureux d’une fille de seize ans ... Qui a quatre-vingt-sept ans
maintenant !
Madame Morel n’a pas les joues trop
ridées par l’âge. Elle a gardé les yeux bleus de son adolescence. Ils sont un
peu délavés, mais encore rieurs et jeunes. C’est une vieille dame un peu
tassée. Elle a pris trop de poids. Elle est très gourmande et elle mange trop.
Ses chevilles sont gonflées. Elle ne sort plus guère de sa maison. Elle vit
avec un petit caniche abricot que la femme de ménage sort chaque jour sur le
trottoir ... Terrible ce caniche ! Adorable, mais terrible. Il a rongé les
pieds de toutes les chaises.
Lorsque je veux faire plaisir à
Madame Morel, il suffit que je lui apporte une bouteille de champagne.
-”On se fait un kir royal ? ”
C’est clair, me voilà amoureux de ma
voisine, amoureux d’elle à seize ans, mais elle en a ... quatre-vingt-sept à
présent ! Je me prends la tête dans les mains mais, quelle issue ? Vous
pourriez renoncer à un amour, vous ?
En arrivant à La Rochelle, j’étais
fatigué, je vous l’ai dit. Mais ce n’est pas ça ...
Je suis amoureux, amoureux vous
dis-je, amoureux fou ! Je sais bien ce que c’est que d’être amoureux : Ce
pétillement du sang dans les veines... Me sont venus aux lèvres des vers de
Baudelaire, de Ronsard aussi ...
J’ai sursauté à un petit bruit; comme
un trottinement de souris. Un cliquetis l’avait précédé de peu : Celui de
la poire que mon hôtesse avait fait fonctionner pour éclairer sa chambre.
Et me voilà ici . J’ignore comment
j’ai quitté la maison. Ai-je dit bonjour ? Ai-je dit au revoir ?
Je n’ai prêté aucune attention à la
rue du Palais, qu’il a bien fallu que je descende. Je n’ai pas vu la Grosse
Horloge, sous laquelle il a bien fallu que je passe. J’ai bien dû longer le
vieux port. Il a bien fallu que je passe par le Gabut et la Ville-en-Bois, que
je passe le pont. J’ai dû marcher à grands pas, les deux mains dans les poches
profondes de mon manteau noir, sans chapeau, les yeux fixés sur le sol.
Une mouette lance un cri lamentable.
Quelque chose grince et claque, dans le bassin à côté. Au moment où je relève
la tête, le vent me cingle le visage, d’un coup de torchon mouillé.
Je suis au bout de la jetée des
Minimes. Je ne sais comment je suis venu là. Forêt de mâts à droite, et ce sont
les gréements qui grincent. L’océan à gauche, comme un toit de zinc ou un vieux
miroir terni. Je sais qu’en face il y a Oléron, Aix, Ré. Un éclair de lumière,
c’est une vitre qui luit au cockpit d’un quelconque bateau ... Je me souviens
de tout.
Je me lève, ivre, ou tout comme. Je
m’approche du lavabo “ Jacob Delafont “, forme démodée. J’ouvre le robinet
d’eau froide : chrome écaillé un peu, laissant apercevoir le cuivre
sous-jacent. Je plonge les mains dans l’eau. Je les passe sur mes yeux. Eau
chaude, rasoir, crème à raser ... Le miroir est ancien aussi, encadré de bois.
Un peu piqué, un peu terni. Du coin de l’oeil, je regarde encore le pastel ...
-‘Annie ! Ô Annie ! “
Bruits de chaise à l’étage
au-dessous. Je reste là, le rasoir en l’air. Et puis ... J’enfile mon pantalon
à la va-vite, ma chemise, mes chaussures ... Je m’aperçois maintenant que j’ai
oublié de mettre mes chaussettes.
J’ai endossé le manteau. Je suis
sorti. Je sais maintenant que je n’ai dit ni bonjour, ni au revoir.
Je suis sorti comme ça, très vite.
J’ai traversé toute la ville. J’ai parcouru plusieurs kilomètres. Je suis là,
aux Minimes. C’est seulement maintenant que je réalise que la sirène de la tour
Richelieu meugle de façon continue son cri de vache perdue. Pourtant, elle a dû
mugir toute la nuit.
Il n’y a personne d’autre que moi
ici. Le jour est blême. Je dois l’être aussi.
Un miroir ! Un miroir qui garde la
mémoire ! Dites, vous pourriez y croire, vous ?
J’allais poser le rasoir sur ma joue.
Dans le coin du miroir, reflétée, je voyais encore Annie, ses pommettes rosies
par le vent ... Annie !
Le caniche geint quelque part. Je
reviens au miroir. Il me renvoie l’image d’un monsieur à moustaches et favoris
... Rien à voir avec mon image qui aurait dû se trouver là. Un monsieur un peu
raide. Il lève le menton pour boutonner son faux-col en celluloïd. Besicles et
cordon noir tout l’air d’un instituteur, d’un « hussard noir ».
Un miroir qui restitue la mémoire !
Il ne pouvait s’agir de son mari. Ce devait être son père. Son père !
Annie a quatre-vingt-sept ans !
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