_Tout à coup, deux passagères me prennent
les
genoux. L'une d'elles, Madame Malfille, les
yeux
hagards et pleins de larmes, les vêtements en
désordre, me présente ses deux enfants et
hurle :
_" Capitaine ... Au nom de Dieu ! ...
Sauvez mes
enfants ! Je veux bien sacrifier ma vie,
mais eux,
je ne veux pas qu'ils meurent ! "
_" Devant cette douleur, mon courage
est
ébranlé pendant un moment. Il me faut faire
effort pour lui répondre :
_" Calmez-vous, Madame, je vous en prie
...
Nous allons tâcher de nous sauver tous.
"
_" Ne voulant pas laisser mes hommes
sous le
coup d'une scène pareille, je les rejoins et
je
ravive leur courage en leur donnant
l'exemple ...
Je tirais sur une corde ... Elle casse ...
Je perds
l'équilibre ... J'étais monté sur le panneau
de la
grande écoutille ... Il bascule ... Je tombe
dans la
cale en poussant un grand cri. René, un
Créole
de chez nous s'assure en se passant une
corde
autour des reins. Il saute jusqu'à moi.
Grâce à
son aide, je me sors de cette fournaise où
m'attendait une mort certaine : Je
suffoquais
déjà.
_"Ce ne fut qu'à grand peine que nous
réussîmes
à faire ce que nous voulions. Nous faisons
embarquer les femmes et les enfants d'abord
...
Monsieur Lesage et six "soucanis"
vigoureux
assureront la sécurité de l'embarcation. En
hâte,
nous leur jetons les provisions du haut du
pont.
_" Alors se déclenche une lutte
horrible : Les
Lascars s'efforcent de prendre le contrôle
de la
chaloupe ... Les gardiens de celle-ci se
défendent
avec ardeur. J'essaie vainement de dominer
de la
voix le tumulte des vagues, des flammes et
des
hommes ... Le danger est trop pressant, la
panique
est trop générale: Personne ne m'écoute et
chacun
court à sa perte ... Je ne désespère pas
encore
cependant : J'ai essayé la prière et l'appel
à la
raison ... J'utilise la menace maintenant
...
_" Du bateau on me hèle à grands cris
:
_" Embarquez dans la chaloupe, vite !
Elle se
remplit ! "
_" Soudainement, le bateau a pris de la
vitesse, une grande vitesse, que je ne m'explique pas. C'est pour
cela
que la chaloupe embarque tant d'eau ...
Ce que je vois me donne l'explication : Un
matelot
manillois, ayant perdu la raison, nous montre
la
barre du gouvernail : Il l'a arrachée. Le
malheureux
a eu
une jambe cassée pendant l'attaque de la
chaloupe ... De rage, il a trouvé la force
de se
traîner là et d'essayer de nous faire
couler.
L'embarquement dans la chaloupe se fait
précipitemment, dans le plus grand désordre
...
Un grand nombre d'hommes sautent en même
temps que nous. Je fais alors couper la
remorque
et nous abandonnons le bateau beaucoup plus
tôt
que je ne l'avais prévu ...
_"Il restait des hommes à bord du
bateau. La
situation y était terrible : Cris de rage,
pleurs,
gémissements, malédictions ... Je frémis
encore
en y pensant. Pourtant, dans la chaloupe,
devait se
dérouler une scène encore plus déchirante ...
Nous
y
étions cinquante cinq ... C'était trop de moitié !
... Nous faisions eau de toutes parts. Au
moindre
mouvement un peu brusque, nous risquions de
chavirer ... J'offre de tirer au sort pour
désigner
ceux qui devront se sacrifier pour le salut
commun ...
Aussitôt, on proteste en disant que le temps
presse,
qu'il
faut immédiatement trouver une solution à la
surcharge ... Les esclaves, disent la plupart
des
marins et des passagers, ont traîtreusement
essayé
de nous voler l'embarcation. Et puis,
ajoute-t-on,
de toute façon, si c'est nous qui sommes
désignés
par le sort, ils n'ont aucune chance de s'en
tirer car
ils n'ont pas les compétences nécessaires
pour la
manoeuvre ... Il ne serait que juste de les
obliger à
se
jeter à la mer et, au besoin, de les y jeter nous-
mêmes ...
_" C'est alors que s'avancent deux
jeunes noirs
appartenant à Madame Malfille ... Et ce qu'ils
ont
fait constitue le geste le plus sublime dont
j'ai pu
être témoin dans mon existence:
_" Se jetant aux pieds de leur
maîtresse, ils
s'écrient :
_" Nous voyons bien, Madame, que nous
ne
pouvons nous sauver tous dans cette
embarcation .
... Aussi nous allons nous sacrifier pour
vous et
pour vos compagnons ... Que Dieu vous
conduise à
bon port et qu'il vous conserve de longs
jours ... "
_" Après ces paroles, ils se précipitent
à la mer,
nous laissant tous aux yeux des larmes
d'admiration. Quelques autres noirs
courageux
suivent leur exemple ... Mais il en est qui
résistent
et ils sont les victimes d'un épouvantable
carnage.
Ceux qui ont été jetés à la mer sans être
blessés
reviennent vers nous et s'accrochent des deux
mains à la chaloupe ... Hélas ! C'est à
coups de
bûches qu'on leur écrase les doigts ! ...
Bientôt, la mer est rouge de sang et nos
vêtements
sont couverts de lambeaux de chair et de cervelle
...
Comme
si nous avions tous pris part à ce massacre
horrible ... mais inévitable.
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