dimanche 9 avril 2017

CAPITAINE ! AU NOM DE DIEU, SAUVEZ MES ENFANTS !














_Tout à coup, deux passagères me prennent les

genoux. L'une d'elles, Madame Malfille, les yeux

 hagards et pleins de larmes, les vêtements en

désordre, me présente ses deux enfants et hurle : 

_" Capitaine ... Au nom de Dieu ! ... Sauvez mes

enfants ! Je veux bien sacrifier ma vie, mais eux,

je ne veux pas qu'ils meurent ! "

_" Devant cette douleur, mon courage est

ébranlé pendant un moment. Il me faut faire

effort pour lui répondre :

_" Calmez-vous, Madame, je vous en prie ...

Nous allons tâcher de nous sauver tous. "












_" Ne voulant pas laisser mes hommes sous le

coup d'une scène pareille, je les rejoins et je

ravive leur courage en leur donnant l'exemple ...

Je tirais sur une corde ... Elle casse ... Je perds

l'équilibre ... J'étais monté sur le panneau de la

grande écoutille ... Il bascule ... Je tombe dans la

cale en poussant un grand cri. René, un Créole

de chez nous s'assure en se passant une corde

autour des reins. Il saute jusqu'à moi. Grâce à

son aide, je me sors de cette fournaise où

m'attendait une mort certaine : Je suffoquais

déjà. 














_"Ce ne fut qu'à grand peine que nous réussîmes

à faire ce que nous voulions. Nous faisons

embarquer les femmes et les enfants d'abord ...

Monsieur Lesage et six "soucanis" vigoureux

assureront la sécurité de l'embarcation. En hâte,

nous leur jetons les provisions du haut du pont.

_" Alors se déclenche une lutte horrible : Les

Lascars s'efforcent de prendre le contrôle de la

chaloupe ... Les gardiens de celle-ci se défendent

avec ardeur. J'essaie vainement de dominer de la

voix le tumulte des vagues, des flammes et des

hommes ... Le danger est trop pressant, la panique

est trop générale: Personne ne m'écoute et chacun

court à sa perte ... Je ne désespère pas encore

cependant : J'ai essayé la prière et l'appel à la

raison ... J'utilise la menace maintenant ...


 



_" Du bateau on me hèle à grands cris : 


_" Embarquez dans la chaloupe, vite ! Elle se

remplit ! "


_" Soudainement, le bateau a pris de la vitesse, une grande vitesse, que je ne m'explique pas. C'est pour

 cela que la chaloupe embarque tant d'eau ...

Ce que je vois me donne l'explication : Un matelot

 manillois, ayant perdu la raison, nous montre la

barre du gouvernail : Il l'a arrachée. Le malheureux

 a eu une jambe cassée pendant l'attaque de la

chaloupe ... De rage, il a trouvé la force de se

traîner là et d'essayer de nous faire couler.

L'embarquement dans la chaloupe se fait

 précipitemment, dans le plus grand désordre ...

Un grand nombre d'hommes sautent en même

temps que nous. Je fais alors couper la remorque

et nous abandonnons le bateau beaucoup plus tôt

que je ne l'avais prévu ...










_"Il restait des hommes à bord du bateau. La

situation y était terrible : Cris de rage, pleurs,

 gémissements, malédictions ... Je frémis encore

en y pensant. Pourtant, dans la chaloupe, devait se

 dérouler une scène encore plus déchirante ... Nous

 y étions cinquante cinq ... C'était trop de moitié !

... Nous faisions eau de toutes parts. Au moindre

mouvement un peu brusque, nous risquions de

chavirer ... J'offre de tirer au sort pour désigner

ceux qui devront se sacrifier pour le salut commun ...

Aussitôt, on proteste en disant que le temps presse,

 qu'il faut immédiatement trouver une solution à la

 surcharge ... Les esclaves, disent la plupart des

marins et des passagers, ont traîtreusement essayé

de nous voler l'embarcation. Et puis, ajoute-t-on,

de toute façon, si c'est nous qui sommes désignés

par le sort, ils n'ont aucune chance de s'en tirer car

ils n'ont pas les compétences nécessaires pour la

manoeuvre ... Il ne serait que juste de les obliger à

 se jeter à la mer et, au besoin, de les y jeter nous-

mêmes ...








_" C'est alors que s'avancent deux jeunes noirs

 appartenant à Madame Malfille ... Et ce qu'ils ont

fait constitue le geste le plus sublime dont j'ai pu

être témoin dans mon existence:

_" Se jetant aux pieds de leur maîtresse, ils

s'écrient :

_" Nous voyons bien, Madame, que nous ne

pouvons nous sauver tous dans cette embarcation .

... Aussi nous allons nous sacrifier pour vous et

pour vos compagnons ... Que Dieu vous conduise à

bon port et qu'il vous conserve de longs jours ... "














_" Après ces paroles, ils se précipitent à la mer,

nous laissant tous aux yeux des larmes

d'admiration. Quelques autres noirs courageux

suivent leur exemple ... Mais il en est qui résistent

et ils sont les victimes d'un épouvantable carnage.

Ceux qui ont été jetés à la mer sans être blessés

 reviennent vers nous et s'accrochent des deux

mains à la chaloupe ... Hélas ! C'est à coups de

bûches qu'on leur écrase les doigts ! ...

Bientôt, la mer est rouge de sang et nos vêtements

sont couverts de lambeaux de chair et de cervelle ...

 Comme si nous avions tous pris part à ce massacre

 horrible ... mais inévitable.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire