NOUS N’ÉTIONS PAS,
CEPENDANT, AU BOUT
DE NOS AVENTURES …
_" Le cinq août, à cinq heures du
matin, le vent
cessa de souffler, aussitôt, nous couchâmes
les
mâts que nous avions remis en place la
veille au
soir. Nous nous mîmes aux avirons, mettant
le cap
au sud pour monter en latitude. Je fus parmi
les
premiers à prendre les avirons, avec le
Second et
quelques passagers. Ensuite, à tour de rôle,
chacun
se
mit à ramer de bonne grâce. Un passager, un
seul, refusa de ramer, prétendant ne pas
savoir s'y
prendre parce qu'il ne l'avait jamais fait ...
Je lui
demandai de se placer auprès d'un rameur et,
au
moins, d'essayer de l'aider ... Il refusa de
nouveau
... Je lui dis résolument que, puisqu'il ne
voulait
pas nous aider, il nous était impossible de
garder
parmi nous une personne aussi inutile
qu'embarrassante ... Je le menaçai de le
faire jeter
à l'eau ... A l'instant, il saisit un
aviron, et s'en
débrouilla aussi bien que les autres !
_" Notre observation de midi nous
donnait une
augmentation de quatre milles en latitude.
Monsieur Lesage procéda à la distribution
d'eau ...
Chacun en reçut un boujaron. On tua deux
moutons, dont le sang fut recueilli dans un
pot
que vidèrent avec avidité plusieurs
personnes.
La chair fut partagée de façon équitable. On
la
mangea crue.
-"Malgré ces périls et malgré ces
angoisses, l'amour
parvenait encore à trouver sa place.
Mademoiselle
Palmas était très attachée à Monsieur
Moreau,
notre Second ... Nul ne l'ignorait. Bien
qu'elle fût
elle-même très affaiblie par la faim, je la
vis obliger
celui-ci à accepter la moitié de sa ration
d'eau et la
moitié du pain qu'elle avait reçu.
_" Monsieur Moreau repoussa cette
offre, mais je
crus cependant devoir intervenir dans ces
délicats
débats en déclarant que quiconque recevait une
ration était tenu de la consommer ou de la
restituer
à
Monsieur Lesage afin d'augmenter la part
commune.
_" Nous recevions parfois du ciel
quelques secours
inespérés ... Des poissons-volants, poursuivis
par
des bancs de bonites ou des dorades fendant
l'air
et, heurtant nos voiles, retombaient dans le
bateau
...
Ils devenaient, de droit, la propriété de celui qui
s'en
saisissait le premier. Ce soir-là, c'est moi qui
fus favorisé : Un fou s'était imprudemment
posé
sur l'espar qui nous servait de gouvernail _
Je réussis à l'attraper _ J'en bus le sang
et je
partageai la chair avec le Maître
d'équipage.
_" Le six, le temps était beau et nous
avions gagné
38 minutes en latitude depuis la veille.
Monsieur
Lesage nous distribue notre ration d'eau et
notre
part du troisième mouton, que nous avions
tué et
qui fut mangé cru comme les deux premiers.
Le manque de sommeil nous faisait
cruellement
souffrir. Après beaucoup d'essais et avec
beaucoup
d'efforts, nous avons fini par trouver une
solution
... Tout le creux du bateau était occupé par
les
marins et les passagers, le tillac l'était
par les
femmes et les enfants ... Sur les trois
bancs de
l'arrière nous étions installés : trois des
passagers,
le
Second, le maître d'équipage qui tenait la barre
et moi-même. Les jambes repliées, le dos
sans
appui, nous étions obligés, pour soulager
l'inconfort de notre posture, d'appuyer
notre tête
tantôt sur les genoux
du voisin, pendant qu'il posait la sienne
sur notre
dos, tantôt de nous étreindre à
bras-le-corps
comme lorsqu'on s'embrasse et de placer
notre tête
sur
l'épaule l'un de l'autre. Pitoyable repos,
continuellement troublé, interrompu sans
cesse,
à chaque secousse infligée par les vagues à
notre
bateau ! Aussi nous faisions d'affreux
cauchemars
... Tant d'affreux cauchemars
que
l'insomnie nous paraissait encore préférable au
sommeil!
_" Le sept le temps était toujours
beau. Les vents
étaient toujours favorables. En frottant
deux
morceaux de bois l'un contre l'autre, nous
réussîmes à faire du feu ... C'était un événement
considérable ! Nous apportâmes tous nos soins
à
la conservation du feu.
_" Il fut placé dans la seule marmite
que nous
possédions. Nous l'alimentions avec le bois
que
nous arrachions aux caissons de la chaloupe.
Nos
deux petits cochons furent immédiatement
saignés
et
débités en tranches. On les fit cuire en les
appliquant sur les parois extérieures de la
marmite.
_"La joie revint parmi l'équipage. Elle
releva
quelque peu leur moral, que tant de
calamités
avaient abattus. Je vis un marin tirer sa
pipe, qu'il
avait
conservée précieusement, et la fumer avec
un plaisir que seul un fumeur peut
comprendre ...
Nous n'étions pourtant pas au bout de nos
aventures ...
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