_"Le temps était couvert ... La brise
était faible,
soufflant du sud-sud-est. Barrant avec deux
avirons, nous maintenions le cap au
sud-ouest.
Nous avancions à peu près d'un mille à
l'heure.
Il était dix heures du matin. Notre navire
en
flammes avait dérivé vers le nord depuis que
nous
l'avions quitté ... Nous avions vu
successivement
tomber ses trois mâts. Il ne nous
apparaissait plus
qu'à travers un épais nuage de fumée sortant
de
sa coque en feu. En tombant, chaque mât
avait
déclenché une explosion, faisant jaillir des
morceaux de bois comme autant de langues de
feu déchirant le nuage ... Mes yeux, bien
malgré
moi, ne pouvaient se détacher de ce
spectacle.
Ah ! Monsieur ! Qu'elles étaient tristes,
les pensées
qui m'assaillaient ! Par combien de
sophismes,
imaginant quelque miraculeux sauvetage,
n'ai-je
pas lutté contre la certitude de notre
perte !
_" Je vous l'avoue franchement ... Ce
que je
craignais plus que la mort, c'était la perte
de ma
réputation ... Quel triste cadeau à faire à
ma
famille que celui d'une mémoire souillée par
des
médisances et des supputations ! N'allait-on
pas
me rendre responsable de la mort de tant de
gens
confiés à ma sauvegarde ? N'allait-on pas
attribuer
cette
catastrophe à mon imprudence, à
l'insuffisance de mes capacités peut-être ?
Mon
coeur était brisé par ces pensées ...
_" Vers quatre heures de l'après-midi
la fumée qui
enveloppait les "Six-Soeurs" se
dissipa un peu.
Il nous sembla que seule sa proue flottait
encore ...
L'arrière devait avoir entièrement brûlé ou
bien
avoir coulé.
_" A cinq heures, la mer avait beaucoup
grossi.
Elle était devenue franchement mauvaise.
Sans relâche, il nous fallait écoper l'eau
qui
embarquait à chaque instant ... Nous
rentrâmes
les avirons devenus inutiles et les vents
nous
portèrent à l'ouest-sud-ouest. La nuit
venue,
nous avions définitivement perdu de vue les
"Six-Soeurs". Le ciel, d'ailleurs,
était si nuageux
que la lune nous était cachée, alors qu'elle
était
dans son plein. Le vent soufflait avec
force, la
mer déferlait contre la coque de notre
embarcation. Nous étions lentement poussés
sous le vent. Nous n'avions pas de lumière,
nous
embarquions des lames énormes et nous ne
savions pas quelle route nous faisions.
Les ténèbres, le fracas du vent et de la
mer,
les eaux phosphorescentes ... Lugubre
tableau,
bien fait pour saisir d'angoisse l'âme la
mieux
trempée ! Cette première nuit fut remplie
d'horreur et sembla durer une éternité ...
_" Au lever du jour, le temps se calma
et nos
angoisses s'apaisèrent un peu. Nous étions
le
deux août. A midi, nous avions fait le
point, qui
nous situait par 20° de latitude sud. On
distribua
à chacun une banane et un morceau de la tige
à
laquelle le régime est suspendu. Nous
sucions la
sève âcre de cette tige pour nous désaltérer
...
Malgré
ceci, la soif revint, tellement impérieuse
pour certains d'entre nous que je résolus,
autant pour donner l'exemple que pour
satisfaire
un besoin, de vaincre ma répugnance et de
boire
mon urine. Pusieurs en firent autant et
cela nous
procura
un grand bien-être. Je remarquai que, sans
doute
par suite de nos privations, quelques jours
plus
tard, l'urine, en se refroidissant, perdait sa
mauvaise
odeur et désaltérait beaucoup mieux.
_" Vers quatre heures de l'après-midi,
la brise
redevient très forte et la mer est plus
mauvaise
que jamais ... Je fais assurer solidement
tous les
objets indispensables, en les attachant aux
bancs.
Je fais fermer tous les caissons qui
contiennent
nos maigres provisions.
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