vendredi 14 avril 2017

SUITE ET FIN .... LE NAUFRAGE DES "SIX SOEURS".












_" Dans la journée, le vent passa à l'est. Il devint

très violent. Je faisais gouverner au sud-ouest, un

quart ouest. Nous nous trouvions par 4°1 de

latitude. Cette route nous menait aux Seychelles. 

_" La mer était forte. nous embarquions beaucoup

d'eau par-dessus les plats-bords. J'estimai que

cela ne devait pas nous empêcher de porter nos

deux voiles hautes. Nous ressentions en effet le

besoin de faire cesser nos souffrances, que

chaque heure rendaient de plus en plus

insupportables ... Nous préférions à la

prolongation de cette souffrance le risque d'une

mort subite.

_"Il nous avait été facile de mesurer la latitude,

que la hauteur du soleil nous donnait. Il n'en était

 pas de même pour la longitude ... Nous pensions,

 et cet espoir était assez général, que nous allions

 bientôt arriver ... Quelques passagers impatients

se hasardaient même à déclarer que nous

pourrions bien avoir dépassé notre objectif, ce

qui aurait effectivement pu se produire si nous

n'avions étés sur la bonne latitude ... Je tentai de

les ramener à la raison mais, l'un d'eux, Monsieur

 Le Moulec, s'entêtait dans son erreur et contribuait

ainsi à abattre le moral des autres. J'eus quelques

 paroles dures et, ... folie dont nous avons ri plus

tard ... nous ne trouvâmes pas mieux à faire que

de nous provoquer en duel : Nous croiserions le fer

 dès notre arrivée à terre !



_" Vers la fin de la journée, il fut beaucoup

question du brick le "Courrier", lequel devait être

parti des Seychelles peu après nous. Certains

rêvaient d'une rencontre avec lui. En pleine nuit,

nous fûmes soudain réveillés par des cris :


_" Navire ! Navire ! "


Notre joie fut aussi vive que vite dissipée. 

_" Le neuf à midi, mes observations indiquant une

latitude de 4°34, je fis gouverner à l'ouest-nord-

ouest, promettant à tout le monde que nous allions

 bientôt apercevoir la terre et que nos tourments

allaient bientôt cesser. Toute la journée, l'attente

fut tendue. La nuit arriva et nous n'avions encore

rien vu.



 





_"Pourtant, pendant la nuit, l'homme de barre me

 toucha du doigt ... Il me faisait remarquer que l'on

 voyait le fond comme s'il n'y avait que quelques

brasses d'eau sous la coque. De peur de faire naître

 des espérances qui pourraient être déçues, je

recommandai le silence absolu jusqu'à ce que le

 jour se lève ... J'avais eu raison car, le jour venu,

le fond ne nous apparaissait plus du tout. Mais je

ne cherchai pas à dissimuler ma joie lorsque je vis

que nous étions entourés par un grand nombre

d'oiseaux de mer. Du goémon flottait autour du

bateau. Tout cela montrait que la terre était proche.




_" Terre" !













_" Il était dix heures du matin et nous étions le dix

août lorsque retentit le premier cri ... Jamais un

mot ne déclencha en nous pareille joie ! _ La terre

... C'était la fin de nos peines, de nos privations, de

nos larmes ... C'était le port, le salut, la vie ! ...

C'était pour chacun de nous un père, une mère,

une famille, une patrie ! La terre, enfin, c'était le

Paradis, pour nous, pauvres marins qui sortions de

 l'Enfer ! Quels débordements de joie! Quelle

béatitude ! Quelle ivresse ! ... Il n'y a pas de mots,

dans aucune langue humaine, pour rendre de

pareils bonheurs !

_" A plusieurs reprises, nous fûmes obligés de

menacer pour obliger tout le monde à rester

immobiles. Tant de mouvements simultanés

risquaient de faire chavirer la chaloupe et de faire

avorter toutes nos espérances ...


_" Tout ce qu'il nous restait de vivres fut

immédiatement distribué : Nous reçumes chacun

deux boujarons d'eau et une banane à

demi-pourrie. Personne ne songea aux deux

tortues géantes, tant le bonheur anéantissait

toutes nos autres facultés.



_" La distance qui nous séparait de cette île

fortunée diminuait à vue d'oeil ... Nous en étions à

peu près éloignés de sept lieues lorsque nous

l'avions découverte. L'éloignement nous avait

laissé croire qu'il s'agissait de Frégate ... Nous la

 reconnûmes bientôt pour "La Digue".





_"Nous devions avoir encore d'autres frayeurs ...

 Un gros orage s'élevait dans le sud ...

Heureusement, un vent fort nous poussait : Nous

dévorions l'espace.












_"Vers deux heures, nous nous trouvions dans le

canal qui sépare les îles Marianne et La Digue. Je

 connaissais les lieux. Je fis contourner l'île à

bonne distance parce que, frangée de récifs comme

elle l'est, elle est inabordable de ce côté.

_" Dès qu'on nous avait aperçu, tous les habitants

s'étaient portés sur le rivage ... À quatre heures de

 l'après-midi, je découvris une anse de sable

propice au débarquement. Tout le monde nous

tendit les bras et nous reçut fraternellement.

_" J'avais donc fait échouer la chaloupe sur le

rivage ... La plupart de mes compagnons

d'infortune étaient si faibles que, sans l'aide qu'on

leur apporta, ils n'auraient pas pu débarquer ... 

_" Deux passagers moururent subitement : un

matelot et un enfant. On plaça les plus faibles des

survivants sur des feuilles de bananier, dont la

fraîcheur adoucit un peu les tortures que leur

faisait souffrir leur peau, écorchée en plusieurs

endroits. Nos visages brûlés par les ardeurs du

soleil, notre surprenante maigreur, due à nos

privations, firent que même nos amis hésitaient à

nous reconnaître, mais j'ai plaisir à dire très fort

que jamais le dévouement et l'hospitalité ne furent

 mieux exprimés que par les habitants de La Digue :

Ils s'empressaient auprès des victimes à consoler

avec autant d'empressement que des égoïstes

auraient pu avoir à les fuir.



_"Nous passâmes deux jours sur cette île, le temps

 de nous remettre de nos fatigues et de notre jeûne.

 Je m'embarquai ensuite, avec tous ceux dont la

santé étaient suffisante pour qu'il m'accompagnent

 sur une barque que Monsieur Boisbrun-Morel

avait eu la générosité de nous prêter. Nous fîmes

voiles vers Mahé le douze août. Nous y arrivâmes à

 quatre heures de l'après-midi. 





_"Ici finit, Monsieur, la triste relation de cette

terrible aventure ... Tout ce qui resterait à en dire

ne regarde que moi ... Et se laisse d'ailleurs deviner

 aisément : Scènes de famille si touchantes,

pendant lesquelles les coeurs se mettent à nu,

dévoilent tous leurs trésors de tendresse maternelle

 et filiale ... Embrassements et caresses sans fin ...

 Malgré moi, je pleure encore en y pensant ...

Je vois toujours ma vieille mère qui m'enlace,

animée d'une force supranaturelle ... Elle se repaît

de ma vue ... Comme on fait à propos d'un objet

aimé que l'on retrouve alors qu'on croyait l'avoir

perdu à jamais ... J'entends mon père ...

 vieillard extrèmement bon, mais pointilleux à la

 manière antique quant à l'honneur ... Il

dissimulait la joie de son coeur, la retardant

jusqu'à ce que mes réponses le satisfassent ...

Il put alors, enfin, la laisser déborder au grand

jour, cette joie ... Ce fut là, oui, le plus grand

bonheur de ma vie. Je crois que Dieu me l'envoya

pour me payer de toutes les difficultés que, par sa

 volonté, j'avais supportées sans me plaindre ...

_"Je n'ai plus qu'à ajouter quelques mots, pour en

finir : Mon père fit remorquer la chaloupe jusqu'à

Mahé. Elle nous avait sauvés ... Il la fit porter à

bras dans le verger ... Il l'y conserva religieusement

 pendant de nombreuses années. Plus tard, la

voyant tomber en ruines, je la fis brûler.

Je recueillis ses cendres avec soin et je les fis placer

 dans une urne d'argent. Elle les contient encore.









(Relation de naufrage du navire « Les Six Sœurs », recueillie aux archives des
Seychelles – Publication autorisée par Monsieur De Baleine, conservateur. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire