_" Dans la journée, le vent passa à
l'est. Il devint
très violent. Je faisais gouverner au
sud-ouest, un
quart ouest. Nous nous trouvions par 4°1 de
latitude. Cette route nous menait aux
Seychelles.
_" La mer était forte. nous embarquions
beaucoup
d'eau par-dessus les plats-bords. J'estimai
que
cela ne devait pas nous empêcher de porter
nos
deux voiles hautes. Nous ressentions en
effet le
besoin de faire cesser nos souffrances, que
chaque heure rendaient de plus en plus
insupportables ... Nous préférions à la
prolongation de cette souffrance le risque
d'une
mort subite.
_"Il nous avait été facile de mesurer
la latitude,
que la hauteur du soleil nous donnait. Il
n'en était
pas
de même pour la longitude ... Nous pensions,
et cet
espoir était assez général, que nous allions
bientôt arriver ... Quelques passagers
impatients
se hasardaient même à déclarer que nous
pourrions bien avoir dépassé notre objectif,
ce
qui aurait effectivement pu se produire si
nous
n'avions étés sur la bonne latitude ... Je
tentai de
les ramener à la raison mais, l'un d'eux,
Monsieur
Le
Moulec, s'entêtait dans son erreur et contribuait
ainsi à abattre le moral des autres. J'eus
quelques
paroles dures et, ... folie dont nous avons ri
plus
tard ... nous ne trouvâmes pas mieux à faire
que
de nous provoquer en duel : Nous croiserions
le fer
dès
notre arrivée à terre !
question du brick le "Courrier",
lequel devait être
parti des Seychelles peu après nous.
Certains
rêvaient d'une rencontre avec lui. En pleine
nuit,
nous fûmes soudain réveillés par des cris :
_" Navire ! Navire ! "
Notre joie fut aussi vive que vite
dissipée.
_" Le neuf à midi, mes observations
indiquant une
latitude de 4°34, je fis gouverner à
l'ouest-nord-
ouest, promettant à tout le monde que nous
allions
bientôt apercevoir la terre et que nos
tourments
allaient bientôt cesser. Toute la journée,
l'attente
fut tendue. La nuit arriva et nous n'avions
encore
rien vu.
_"Pourtant, pendant la nuit, l'homme de
barre me
toucha du doigt ... Il me faisait remarquer
que l'on
voyait le fond comme s'il n'y avait que
quelques
brasses d'eau sous la coque. De peur de
faire naître
des
espérances qui pourraient être déçues, je
recommandai le silence absolu jusqu'à ce que
le
jour
se lève ... J'avais eu raison car, le jour venu,
le fond ne nous apparaissait plus du tout.
Mais je
ne cherchai pas à dissimuler ma joie lorsque
je vis
que nous étions entourés par un grand nombre
d'oiseaux de mer. Du goémon flottait autour
du
bateau. Tout cela montrait que la terre
était proche.
_" Terre" !
_" Il était dix heures du matin et nous
étions le dix
août lorsque retentit le premier cri ...
Jamais un
mot ne déclencha en nous pareille joie ! _
La terre
... C'était la fin de nos peines, de nos
privations, de
nos larmes ... C'était le port, le salut, la
vie ! ...
C'était pour chacun de nous un père, une
mère,
une famille, une patrie ! La terre, enfin,
c'était le
Paradis, pour nous, pauvres marins qui
sortions de
l'Enfer ! Quels débordements de joie! Quelle
béatitude ! Quelle ivresse ! ... Il n'y a
pas de mots,
dans aucune langue humaine, pour rendre de
pareils bonheurs !
_" A plusieurs reprises, nous fûmes
obligés de
menacer pour obliger tout le monde à rester
immobiles. Tant de mouvements simultanés
risquaient de faire chavirer la chaloupe et
de faire
avorter toutes nos espérances ...
_" Tout ce qu'il nous restait de vivres
fut
immédiatement distribué : Nous reçumes
chacun
deux boujarons d'eau et une banane à
demi-pourrie. Personne ne songea aux deux
tortues géantes, tant le bonheur
anéantissait
toutes nos autres facultés.
_" La distance qui nous séparait de cette
île
fortunée diminuait à vue d'oeil ... Nous en
étions à
peu près éloignés de sept lieues lorsque
nous
l'avions découverte. L'éloignement nous
avait
laissé croire qu'il s'agissait de Frégate
... Nous la
reconnûmes bientôt pour "La Digue".
_"Nous devions avoir encore d'autres
frayeurs ...
Un
gros orage s'élevait dans le sud ...
Heureusement, un vent fort nous poussait :
Nous
dévorions l'espace.
_"Vers deux heures, nous nous trouvions
dans le
canal qui sépare les îles Marianne et La
Digue. Je
connaissais les lieux. Je fis contourner l'île
à
bonne distance parce que, frangée de récifs
comme
elle l'est, elle est inabordable de ce côté.
_" Dès qu'on nous avait aperçu, tous
les habitants
s'étaient portés sur le rivage ... À quatre
heures de
l'après-midi, je découvris une anse de sable
propice au débarquement. Tout le monde nous
tendit les bras et nous reçut
fraternellement.
_" J'avais donc fait échouer la
chaloupe sur le
rivage ... La plupart de mes compagnons
d'infortune étaient si faibles que, sans
l'aide qu'on
leur apporta, ils n'auraient pas pu
débarquer ...
_" Deux passagers moururent subitement
: un
matelot et un enfant. On plaça les plus
faibles des
survivants sur des feuilles de bananier,
dont la
fraîcheur adoucit un peu les tortures que
leur
faisait souffrir leur peau, écorchée en
plusieurs
endroits. Nos visages brûlés par les ardeurs
du
soleil, notre surprenante maigreur, due à
nos
privations, firent que même nos amis
hésitaient à
nous reconnaître, mais j'ai plaisir à dire
très fort
que jamais le dévouement et l'hospitalité ne
furent
mieux
exprimés que par les habitants de La Digue :
Ils s'empressaient auprès des victimes à
consoler
avec autant d'empressement que des égoïstes
auraient pu avoir à les fuir.
_"Nous passâmes deux jours sur cette
île, le temps
de
nous remettre de nos fatigues et de notre jeûne.
Je
m'embarquai ensuite, avec tous ceux dont la
santé étaient suffisante pour qu'il
m'accompagnent
sur
une barque que Monsieur Boisbrun-Morel
avait eu la générosité de nous prêter. Nous
fîmes
voiles vers Mahé le douze août. Nous y
arrivâmes à
quatre heures de l'après-midi.
_"Ici finit, Monsieur, la triste
relation de cette
terrible aventure ... Tout ce qui resterait
à en dire
ne regarde que moi ... Et se laisse
d'ailleurs deviner
aisément : Scènes de famille si touchantes,
pendant lesquelles les coeurs se mettent à
nu,
dévoilent tous leurs trésors de tendresse
maternelle
et
filiale ... Embrassements et caresses sans fin ...
Malgré moi, je pleure encore en y pensant ...
Je vois toujours ma vieille mère qui
m'enlace,
animée d'une force supranaturelle ... Elle
se repaît
de ma vue ... Comme on fait à propos d'un
objet
aimé que l'on retrouve alors qu'on croyait
l'avoir
perdu à jamais ... J'entends mon père ...
vieillard extrèmement bon, mais pointilleux à
la
manière antique quant à l'honneur ... Il
dissimulait la joie de son coeur, la
retardant
jusqu'à ce que mes réponses le satisfassent
...
Il put alors, enfin, la laisser déborder au
grand
jour, cette joie ... Ce fut là, oui, le plus
grand
bonheur de ma vie. Je crois que Dieu me
l'envoya
pour me payer de toutes les difficultés que,
par sa
volonté, j'avais supportées sans me plaindre
...
_"Je n'ai plus qu'à ajouter quelques
mots, pour en
finir : Mon père fit remorquer la chaloupe
jusqu'à
Mahé. Elle nous avait sauvés ... Il la fit
porter à
bras dans le verger ... Il l'y conserva
religieusement
pendant de nombreuses années. Plus tard, la
voyant tomber en ruines, je la fis brûler.
Je recueillis ses cendres avec soin et je
les fis placer
dans
une urne d'argent. Elle les contient encore.
(Relation
de naufrage du navire « Les Six Sœurs », recueillie aux archives des
Seychelles – Publication autorisée par Monsieur De Baleine, conservateur.
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