LA MARIE-JEANNE
( SUITE- XXXII- XXXVI)
_ XXXII _
Tous les passagers de la Marie-Jeanne
étaient
certains que des secours allaient bientôt
les
tirer de là ... Et puis, on avait quelques
vivres ...
De quoi durer une dizaine de jours en se
rationnant raisonnablement : Il y avait une
caisse pleine de manioc, des mangues, des
papayes, un giraumon ... Le cuisinier, Noël,
préparait ces aliments en faisant de son
mieux.
Il faisait de petites rations : Savait-on
pendant
combien de temps on allait dériver sur cet
océan ? Antoine réussit à capturer deux
petits
"fancins", Noël les fit bouillir
avec le giraumon.
L'espoir demeurait : On avait quelques
vivres et
les
secours arriveraient certainement bientôt ...
Au bout de dix jours, il ne restait plus
rien à
manger ... Rien du tout ...
Ce qui s'appelle rien de rien ! On aurait
bien
pêché, mais on n'avait pas de ligne ...
Des poissons-volants, de temps en temps,
sautaient hors de l'eau ... Mais que faire
d'autre
que les regarder ... On les regarde ...
Pas pour les admirer ...
Si
seulement quelques-uns pouvaient avoir
la bonne idée de retomber sur le pont du
bateau
...
(Cela se voit assez souvent, ces choses-là ! ).
Justement, l'un de ces poissons saute, et
retombe entre deux sièges ... Selby se
précipite
et l'empoigne ... Il est tout petit ...
On le met en morceaux aussitôt.
Un peu plus tard, l'une des deux femmes en
attrape un autre.
Deux petits poissons pour dix personnes ...
On pense à la multiplication des pains et
des
poissons dont parle la Bible ... Mais ici,
pas de
multiplication !
XXXIII
Un oiseau de mer se pose à l'avant du bateau
...
Un
oiseau de mer, ce n'est pas un régal ...
Mais cela se mange, un oiseau ! ...
C'est un "fouquet" _ Ne bougeons
plus, faisons
silence ... Louis Laurence, le capitaine,
s'approche doucement, doucement, sans
mouvement brusque, sans aucun bruit ...
Chacun retient son souffle ... Vlan! ... Il
est pris !
Cris de joie !
Noël plume l'oiseau, le fait cuire et donne
à
chacun sa part ... Ô! Une bien petite part,
mais
c'est toujours cela et l'on tiendra plus
longtemps
grâce à cette nourriture envoyée par le ciel
...
Dans les jours suivants, dans les semaines
suivantes, on prendra sept autres
"fouquets" ...
C'est tout ce qu'on aura à se mettre sous la
dent
pendant les quarante-cinq jours qui vont
suivre
...
Vous avez bien entendu : J'ai dit quarante
cinq
jours
...
_ XXXIV _
Après avoir presque touché l'île
Sainte-Anne, à
moins de deux milles marins de Victoria ...
On allait dériver encore pendant quarante-cinq
jours ! La torpeur s'installe. Plus personne
ne
plaisante, plus personne ne rit, plus
personne
ne chante ni ne parle ... Chacun songe ou
divague ...
_ "Bien sûr, les amis nous recherchent,
mais
l'océan est si grand" !
_ De l'eau ... De l'eau douce ... être si
malades
de soif alors que l'on se trouve au milieu
de tant
d'eau
! Il n'y a pas une goutte d'eau douce à
bord, et c'est la plus grande souffrance que
l'on
puisse imaginer : On a bu de l'eau de mer,
même !
Ô! L'eau que l'on boit ! ... L'eau avec
laquelle
on se lave, celle dans laquelle on rince le
linge,
celle dans laquelle on se baigne ... L'eau
qui
dégouline des toitures lorsque l'orage crève
au-dessus des habitations ... L'eau qui
dévale
sur les routes pentues : torrents d'eau
boueuse,
torrents d'eau claire, torrents qui
arrachent les
arbres, qui emplissent les citernes,
torrents
dans le cours desquels les enfants jouent
...
Des coques de noix de coco, des feuilles qui
ressemblent à des bateaux courent, sautent,
bondissent, tournoient, puis courent encore
...
Larges feuilles de bananiers ou de tarots
que
l'on tient au-dessus de sa tête en guise de
parapluie ... Le visage qui ruisselle, et le
plaisir
de ce ruissellement ... Crépitement des
gouttes
tombant dru sur les tôles et sur les
feuilles...
Clapotement des semelles dans les flaques,
partout ... Pluie qui lave la nature de sa
poussière, pluie qui abreuve les jardins,
pluie
qui fait sortir de leurs cachettes les gros
escargots achatines ... Il paraît que l'on
va
construire un barrage entre deux montagnes,
pour retenir l'eau ...
Dire que l'on a pesté parfois contre la
pluie :
Allant à l'église, on a reçu l'averse : On
est
trempé ... Il a plu le jour des communions
solennelles, la procession a été manquée ...
Il pleuvait ... Et l'on avait oublié son
parapluie ...
Les naufragés ont imaginé d'arracher aux
sièges
du
bateau les toiles qui les recouvraient :
En les étendant, en les laissant se tremper
sous
la pluie, on pouvait ensuite les tordre et
laisser
couler dans les bidons l'eau dont ils
s'étaient
imbibés ... On ne manquerait donc pas
véritablement d'eau de boisson ... Pourtant,
on
a soif ... On a toujours soif ... On ne peut
pas
éteindre cette soif tant le soleil darde
tout le
jour, tant il fait chaud ... dans la cabine
encore
plus qu'à l'extérieur ... Mais à
l'extérieur, les
yeux et la peau sont brûlés par le soleil
...
Où se mettre ?
_ XXXV _
Ils sont dix : Deux femmes et sept hommes
...
Leur bateau dérive depuis des jours et des
jours
, des nuits et des nuits ... Des semaines
...
Va-t-on dériver ainsi pour l'éternité ? ...
L'éternité ... L'éternité ...
Au matin du onze mars, quarante et un jours
après l'embarquement, Ange Finesse rend son
âme à Dieu, sans agonie apparente ...
Depuis quelque temps, elle passait tous ses
jours, toutes ses nuits à dormir ...
_ On peut donc en mourir ? _ Au comble de
l'émotion, on se rassemble autour de sa
dépouille ... Voici la première victime de
leur
commun martyre ... Quelle sera la prochaine
?
...
Dans combien de temps ?
_
Prière, dite à genoux ... Jules Lavigne dit les
"Notre-Père et les "Je vous salue
Marie".
Quelques sanglots étouffés : Cérémonie
lugubre
qui
dure de longues minutes ...
Il faut bien se débarrasser du cadavre...
On le jette à la mer ... Il flotte ...
Dernier signe
de
croix dans sa direction, puis on détourne
les yeux ... Chacun reste muet, prostré ...
A-t-on encore véritablement la force de
penser ?
_ XXXVI _
Mais le conteur va vous prier de l'écouter
encore : Le plus dur n'est pas encore venu
...
Pour l'instant, à bord de la Marie-Jeanne,
neuf
personnes restent vivantes ... Et le bateau
est
toujours perdu dans l'infini. Pourtant, le
conteur va cesser un instant de parler d'eux
:
Comment se fait-il que personne ne soit venu
à
leur secours ? _ La cohésion sociale est
grande
aux Seychelles ... Il serait absolument
invraisemblable que personne ne se soit
préoccupé des disparus ...
Tellement invraisemblable que cela ne peut
même être envisagé ...
En fait, à Mahé, l'inquiétude est à son
comble
dès le premier jour : Qu'est-il arrivé ?
Le bateau aurait-il coulé et les amis
auraient-ils,
en
fin de compte, été dévorés par les poissons?
Les familles des disparus sont dans la plus
grande angoisse ... Chez les Corgat, les
Lavigne,
les
Laurence, on a les yeux rouges d'avoir
pleuré et d'avoir passé les nuits sans
dormir.
Dès le deux février, la "Paulette"
effectue des
recherches entre Mahé et Praslin. Le trois,
les
secours s'organisent, les capitaines de
bateaux
se concertent ... La Marie-Jeanne a dû
dériver
vers l'est ... On décide d'envoyer les
secours
dans cette direction ... Deux bateaux sont
préparés : le"Marsouin", commandé
par le
capitaine Harvey Brain et la goélette
"Altaïr",
du capitaine Clark ... Le trois février, ils
quittent
le
port de Victoria pour explorer les environs
de Mahé ... Ils ne trouvent rien, hélas !
...
Comment aurait-on pu savoir que ceux de la
"Marie-Jeanne" avaient gréé une
voile de
fortune et que le bateau s'était ainsi
écarté de
Mahé
plus vite qu'on ne le présumait ?
Seconde expédition : Le "Marsouin"
repart,
accompagné cette fois de l'
"Arne", du capitaine
Delafontaine. On cherche loin : Jusque dans
les
parages de Coétivy, dans les archipels du sud
...
Vaines recherches encore !
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