EN PROVENCE
Ma mémoire évalue à une trentaine de
kilomètres la distance
de chez nous jusqu’
à Lorgues.
Lever au petit matin, vélo. Jusqu’à
Vidauban, la route est plate. Haies de
cyprès ou de cannis pour protéger les
cultures du Mistral. À Vidauban,
chapelle de pèlerinage, perchée sur
son rocher. On rencontre beaucoup de
camions chargés de bauxite. Circulation
assez intense. Il n’y a pas encore
d’autoroute. Après, on attaque la montagne
et ses lacets.
Cailloux, brèches couleur
sang de dragon aux terrasses des mines à
ciel ouvert. Pins et genévriers.
La grimpette est dure lorsque le vent
souffle mais j’arriverai à l’heure au collège
. J’aime ce trajet : sentiment d’intense
liberté et légère ivresse. Il m’arrive de
croiser René Vietto et son équipe à
l’entraînement; J’appuie sur les pédales.
Fontaines sous les platanes, boulistes.
Ah ! Boire à longs traits ! Peut-on boire
encore, de nos jours l’eau des fontaines au
bord de la route ?
À la saison, prendre
le temps de s’arrêter, grappiller un peu
dans la vigne haut perchée.
J’arrive à Lorgues, puis au “Collège
Moderne et Technique “. Une fois de
plus, il me faut changer de peau, changer
les rythmes de mon cœur.
La pension, on finit par s’y faire, mais les
adolescents sont
durs pour qui
n’appartient pas à leur cercle. Je
n’aurai pas d’amis. Pendant les heures
d’étude, mon voisin de bureau, Chardon,
dessine des pin-up. Jean Robic gagnera le
Tour de France.
On m’avait affublé d’un sobriquet
quelque peu infamant. Était-ce parce que
j’avais les
cheveux courts, ou bien
parce que mon père était officier ?
On avait commencé par m’appeler le
“Boche”, puis cela avait évolué et on
m’appelait “Von”. Je parvenais très bien
à survivre malgré
cela, faisant même de
mon sobriquet une enseigne. Je n’avais
que très rarement besoin de me servir de
mes poings, j’étais plus enclin à la
rêverie qu’à la dispute. Je recherchais plus
l’amitié ( sans la
trouver ) que la bagarre,
que je ne fuyais
pas, cependant.
J’étais solide.
L’établissement fonctionnait, pour moi,
de façon surréaliste. Une heure de cours
par-ci par-là, avec une classe d’élèves,
puis une autre, sans logique et sans suite.
Et le “champ d’œuf”
dès que je pouvais.
( Traduisez le champ de foot).
Le “champ d’œuf” ouvrait directement sur
les
collines.
Et là, je changeais de peau plusieurs
fois
par jour. Les serpents, eux ne font leur
mue
qu’une fois par an ! On trouve, en longues
lanières
nacrées, les peaux qu’ils ont laissées dans
l’herbe.
Savais-je
bien moi-même, de toutes
ces peaux, quelle
était la vraie ?
Peut-être quelqu’un qui m’eût aimé un peu
mieux aurait-il pu
m’aider à me découvrir ?
Mes parents s’inquiétaient bien de temps
en temps, mais vivions-nous, eux et moi,
dans la même bulle ?
Je ne me souviens guère que des reproches que l’on me
faisait :
-”Ton frère,
lui, il a de bonnes notes !”
Et puis ... C’était dit une fois pour toutes,
j’avais “la manie du mensonge”... Et si
cela avait été pour moi la seule façon
d’exister ? Exister en bien ou en mal, mais
exister ... Pour moi et devant les autres !
Je
souffrais de ne pas donner satisfaction à mes
parents.
Je souffrais de l’attitude de ce frère qui
me
préférait ses copains. Alors, je m’inventais
des
succès, ou bien seulement des aventures.
Menteur,
j’étais aussitôt découvert et humilié à
nouveau.
C’était une spirale sans fin.
Qui s’était aperçu que j’avais d’autres
peaux que celle que je laissais paraître ?
... Le père
Fournier peut-être, qui me
faisait l’honneur de me prêter sa
canne-fusil pour tirer les petits oiseaux
dans les haies.
On tue beaucoup de petits oiseaux en
Provence . On en fait des brochettes!
Et la mère Fournier m’accueillait avec des
galettes de polenta dont je raffolais.
- Là où c’est splendide, c’est quand
tu prends ton vélo pour descendre de
Lorgues jusqu’au Cannet-des- Maures :
Une ivresse beaucoup plus intense qu’à
la montée , d’autant que tu as tout ton
temps devant toi ! Alors, tu choisis
l’autre route, pas celle qui passe par
Les Arcs et Vidauban, celle qui passe par
le Thoronet. Je l’ai également prise à la
montée, mais seulement quand le vent ne
soufflait pas. À la descente ... Une gloire !
Chaque fois, je m’arrête au Thoronet.
L’abbaye est vide, mais elle est en parfait
état. Je pose mon
vélo contre le mur
et puis ... J’écoute. J’écoute les cigales
et les oiseaux. Parfois j’entends glisser
dans les herbes une couleuvre de
Montpellier. Dans le cloître, j’écoute
mon cœur, mon
sang. J’écoute mon âme.
... Un cloître,
c’est bien fait pour ça?
Deux ou trois
roses, redevenues
sauvages, retournées à l’églantine.
Fraîcheur des murs épais, sonorité sous les voûtes, appel
d’un
faucon tiercelet.
Couchées à même les dalles, au milieu
d’une allée nue, gisent les cariatides de
Puget. On les a déposées là pour les
mettre à l’abri de la guerre. Elles attendent
la reconstruction
de Toulon.
“Puget,
Pierre : Sculpteur français, né à
Marseille
(1620-1694 ), dit le
“Petit
Larousse”. Il est l’auteur
des
atlantes
de l’hôtel de ville de Toulon”.
Les atlantes ont été sculptés pour porter
le poids d’un balcon et le poids du monde
Je sais que c’est là que j’ai pris le
goût d’un certain art, puissant.
Mais ils étaient désolants, les atlantes
délaissés au Thoronet, seuls occupants,
et couchés, d’une abbaye déserte. Pas
même un gardien. Je les ai revus depuis.
Ils ont repris leur place. À nouveau, ils
portent le balcon du bâtiment, qui est
devenu le musée naval de Toulon. Je les
Je les ai revus comme de vieilles
connaissances. Ils ont retrouvé
signification et identité. Au Thoronet ...
deux géants
allongés ...
Ils étaient retournés à la pierre comme les
chimères de Ségalen !
Mais,
n’eussent-ils pas été là que j’eus aimé le
cloître tout de même. J’y avais des moments
mystiques
et purs. Parfois il me venait des
pulsions
de vocation ... Qui n’en eut jamais ?
Je remarque avec curiosité que j’ai
toujours aimé fréquenter les Temples,
mais surtout quand ils sont vides. J’aime
les églises romanes. Le plein-cintre
ramène à la terre et le bruissement
intérieur fait alors entendre sa voix.
L’ogive, elle, est un élan, un mouvement.
Après le Thoronet, tu reprends la descente : Elle est
rapide. Elle tourne et vire.
Te souviens-tu du jour où une perdrix
piétait sur les cailloux du bas-côté, avec
tous ses pouillards, gros comme des
bouchons de champagne. Pagnol n’avait
pas encore divulgué le nom des
bartavelles. Le temps de jeter le vélo
dans le fossé, d’escalader le talus ...
Les petits couraient dans tous les sens
pendant que la perdrix faisait front.
J’ai pris deux ou trois poussins, bonheur
pervers sans doute, mais bonheur !
Le cœur plus gros encore, le sang plus vif !
Mon entourage en aurait-il pris son parti,
ou bien ne se serait-on rendu compte de
rien ?
En tout cas, moi, j’ai bien cloisonné mon
existence : Je sais comment changer de
peau !
Mais ... Le Grand Meaulnes ...
Mieux que le Grand Meaulnes !
Tout aussi rêvé, tout aussi vécu et des
émotions qui vibrent encore. Des éveils
qui ont créé pour toujours l’étalon de mes
joies.
Au pied du Vieux-Cannet, sous la colline
au village maure,
dans un creux caché par
les cyprès, il est
un château ... Il existe
encore, je le sais, je l’ai vu, mais je ne
suis jamais retourné jusqu’à sa porte.
Ne jamais retourner vers son rêve ...
Mais, c’était un rêve ?
Prenez le train qui va de Cannes à Toulon
et regardez bien : Sur la droite, passé
Vidauban de quelques kilomètres, on
identifie facilement le Vieux- Cannet, ses
murs ocres et ses toits qui grimpent les
uns sur les autres. Sur la gauche, dans
les vignes, on
aperçoit les hangars
d’une base aérienne. Nous y habitions.
C’est maintenant un aérodrome affecté à
l’Aviation Légère de l’Armée de Terre.
Lorsque je passe par là, je suis un peu
perdu. De mon temps, l’autoroute
n’existait pas : Le château se trouve
maintenant coupé de la vallée. Mais je
me souviens que j’ai vu construire les
premiers viaducs . Une réussite !
-Un chauffard y
écrasa, roulant à pleine
vitesse …
La moitié d’un troupeau de moutons !
Sur la gauche, le nouveau village du
Cannet-des-Maures: Rien qui attire l’oeil.
-” Mais regarde ! Regarde entre les
cyprès ... Là ! Deux tours carrées, des
fenêtres ouvertes. Allons, il y a de la vie
au château !”
On arrivait par un petit chemin qui n’était
pas goudronné. On
passait devant la
chapelle. Le chemin faisait un large
détour, puis il décrivait un demi-cercle ...
Cyprès.
Vous débouchiez sur la façade et sur la
porte d’entrée. C’était le château de
Monsieur le Marquis de C. On l’appelait
le château du Bouillidou, ce qui laisse
supposer qu’il y avait là une fontaine ou
une résurgence. De l’autre côté du
château il y avait un grand bassin rond
qu’on appelait le « bouillou ». C‘était un
bassin
d’irrigation, mais des poissons
dorés y nageaient en quantité.
À l’occasion, on s’y baignait, les jours
de grande chaleur.
Des abords du
bassin on découvrait une terrasse, puis les
vignes, jusqu’à la Grande Bastide, où
habitait le régisseur et où dormaient les
fûts. On apercevait un bouquet de
peupliers, celui qui
marquait
l’emplacement du cours de l’Argens, puis
les hangars des
avions, les pins.
Le paysage se relève ensuite, amorçant le
massif en haut
duquel La Garde-Freinet
veille sur le golfe de Saint-Tropez.
À gauche, on sait qu’il y a Saint-Raphaël.
Le marquis de C. est un homme solide et
digne. On l’imaginait fort bien Colonel
dans un régiment de Cuirassiers. Courtois,
affable, il était
par ailleurs très discret,
parlait peu et ne parlait jamais de lui.
Je crois me souvenir qu’il était invalide
d’un bras, blessure de guerre, dont je ne
l’entendis jamais parler, ni pour s’en
plaindre, ni pour s’en glorifier.
Nous ayant accompagné auprès de
Madame la Marquise, il arrivait qu’il
nous quittât pour s’enfermer dans sa
bibliothèque. Un jour tout au plus,
j’aperçus par la porte entrebâillée le
large bureau et les interminables rayons
de livres reliés, dorés, armoriés.
Il y avait là un véritable trésor qui devait
demeurer un mystère, avec tous ses attraits
… Le mystère constitue le sacré, il vaut
mieux ne point l’avoir pénétré.
Madame la Marquise devait avoir la
cinquantaine à cette époque-là.
C’était une femme de grande allure,
de grande classe, simple, charmante,
noble naturellement. Elle avait une forte
poitrine, ayant eu de nombreux enfants.
Au château, mes pieds foulent les
mêmes tapis que foulaient, je le savais,
ceux qui portaient les plus grands noms
de France et leurs alliés. Ils étaient
passés par là. Ils passeraient par là :
les Bourbon, Bourbon-Parme,
Bourbon-Sicile, les de La Tour du Pin.
Comment cela n’aurait-il pas alimenté mes
rêves?
J’étais le garçon qui grimpait à l’abbaye
du Thoronet, celui qui jouait à
“saute-vignes”, celui qui dévalait dans
l’ivresse du soleil et du vent. Rêver ? ...
Est-ce que je rêvais ?
J’aimais. - Qui est-ce que j’aimais ?
Mais l’amour a-t-il besoin de se préciser
en un objet ?
L’amour est un état
auquel tout concourt et qui embrasse tout.
J’aimais, voilà tout.
Le Marquis avait cinq filles. trois étaient
plus âgées que moi. Je devais être
amoureux des trois, mais aussi bien
j’étais amoureux des deux plus jeunes,
encore gamines, du château, de la plaine,
de la vallée, des
cyprès et des peupliers,
des odeurs des cistes et de la lumière.
Pourtant, je dois l’avouer, j’étais attiré
par la seconde, qui aurait été bien étonnée
si elle l’avait
appris ! Je portais dans mon
cœur son prénom
comme quelque chose
de très précieux et de très secret.
Je n’ai jamais pensé à autre chose qu’à
conserver son image. Encore, celle-ci
n’était pas séparable de ce qui
l’accompagnait. À cet âge, c’est l’univers
que l’on aime! Sans rien en séparer !
Souvenirs, souvenirs ... Ils sont là, mes
souvenirs. ils sont là, les visages de
mes fées. L’une brune, les cheveux en
lourds rouleaux,
l’autre blonde, la
troisième châtain, et les « petites » ...
Un jour, ma famille quitta la région.
Je ne suis revenu qu’une seule fois au
château, à bicyclette. J’avais fait une
longue route puisque je venais de
Carquéranne . J’avais dormi dans un
fossé.
Puis les années ont passé, les lustres …
L’autoroute a été
construite. Je suis passé
par là plusieurs fois. J’ai regardé les
deux tours. Du train ou de la route, je
guette longtemps à l’avance les deux tours
entre les cyprès.
Je sais qu’un jour je retournerai là-bas.
Je serai seul. Je sonnerai et l’on m’ouvrira
la porte couleur
de miel. On me
demandera ce que je cherche, car je
n’aurai pas prévenu.
-”Je cherche mon adolescence, mes amours et mes rêves ...”
Qui
demeure au château, maintenant ?
Quelles
traces y trouver ? Quelles couleurs ?
Ocre sont les murs. Sombres sont les
cyprès. Larges sont les baies qui donnent
sur la terrasse. La table de la salle à
manger est longue. Les chaises ont de
hauts dossiers droits. Les trois aînées se
succèdent à la cuisine. La Marquise
préside, mon père est assis à sa droite.
Le Marquis est en face, ma mère à son
côté.
Nous attendons le temps d’aller courir ...
Les escaliers sont
nombreux. Les couloirs
sont longs. Les chambres se succèdent.
On peut grimper jusque dans les combles
et jusque dans les tours ! Que de jeux !
Que de rires ! Souvent, mon sang a
couru plus vite dans mes veines, mon cœur
a battu plus fort.
Mes tempes ont connu la chamade !
C’était peut-être à cause de nos courses ...
Quand j’y pense, mes tempes battent
encore .
Ou bien, ou bien … avant d’aller là-bas,
j’écrirai :
Monsieur
le Marquis,
Mais y a-t-il encore un Marquis de C. au
château ?
Le Marquis que j’ai connu doit reposer
dans la
chapelle, Madame la Marquise aussi.
Ils
n’avaient, comme on dit, pas d’héritier mâle :
Cinq
filles ! Alors, comment rédiger l’adresse de
ma
lettre ?
Au bout du compte, si jamais je retourne
là-bas ... J’ai vraiment envie d’y aller
“comme ça“, sans prévenir,
-”Me
voilà. C’est moi !”
Je ne doute pas que, comme autrefois,
on me fasse entrer avec le sourire.
Ô mes amours !
Le Mistral souffle fort. Il s’est levé ce
matin et courbe les hautes herbes folles.
Il siffle dans les branches. Il souffle si fort
que les cigales se taisent.
Tenir debout contre le vent, en écartant les
pans de sa chemise
pour qu’elle serve de
voile. Essayer de
courir vent debout,
reculer, tomber à terre, se relever,
recommencer ...
Ah ! Rien que le vent ! Le vent exclut
tout autre bruit que le sien propre, toute
vie autre que la sienne et la mienne.
Je m’éprouve et je
me sens vivre.
Monter à Lorgues, le pourrai-je demain ?
Existe-t-il autre chose que demain ?
Le Mistral ... Vous savez qu’il peut
arrêter les locomotives ! Et s’il soufflait
aussi fort quand je redescendrai du
Thoronet !
Le temps ne se déroule pas comme la
laine d’une pelote. Les fils en sont
emmêlés comme ceux d’un écheveau
embrouillé, ces écheveaux qu’il nous
fallait tenir sur nos avant-bras levés, afin
que nos mères, elles, puissent en peloter
le fil ...
C’est toujours dans le désordre que je
retrouve l’odeur de la figue et celle
de l’amande, le goût d’un baiser, l’odeur
de la citronnelle ou celle du magnolia ...
Ah ! Le rappel de la perdrix dans les
buissons d’épines ! La douceur du
ventre d’un chevesne au creux de la main,
l’odeur suave de l’olive écrasée sous la
meule !
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