dimanche 23 septembre 2018

EN PROVENCE ...





EN PROVENCE





Ma mémoire évalue à une trentaine de

 kilomètres la distance de chez nous jusqu’

à Lorgues.


Lever au petit matin, vélo. Jusqu’à

Vidauban, la route est plate. Haies de

cyprès ou de cannis pour protéger les

cultures du Mistral. À Vidauban,

chapelle de pèlerinage, perchée sur

son rocher. On rencontre beaucoup de

camions chargés de bauxite. Circulation

assez intense. Il n’y a pas encore

d’autoroute. Après, on attaque la montagne

 et ses lacets. Cailloux, brèches couleur

sang de dragon aux terrasses des mines à

ciel ouvert. Pins et genévriers.

La grimpette est dure lorsque le vent

souffle mais j’arriverai à l’heure au collège

. J’aime ce trajet : sentiment d’intense

liberté et légère ivresse. Il m’arrive de

croiser René Vietto et son équipe à

l’entraînement; J’appuie sur les pédales.

Fontaines sous les platanes, boulistes.

Ah ! Boire à longs traits ! Peut-on boire

encore, de nos jours l’eau des fontaines au

 bord de la route ? À la saison, prendre

le temps de s’arrêter, grappiller un peu

dans la vigne haut perchée.










J’arrive à Lorgues, puis au “Collège

Moderne et Technique “. Une fois de

plus, il me faut changer de peau, changer

les rythmes de mon cœur.



La pension, on finit par s’y faire, mais les

 adolescents sont durs pour qui

n’appartient pas à leur cercle. Je

n’aurai pas d’amis. Pendant les heures

d’étude, mon voisin de bureau, Chardon,

dessine des pin-up. Jean Robic gagnera le

Tour de France.



On m’avait affublé d’un sobriquet

quelque peu infamant. Était-ce parce que

 j’avais les cheveux courts, ou bien

parce que mon père était officier ?

On avait commencé par m’appeler le

“Boche”, puis cela avait évolué et on

m’appelait “Von”. Je parvenais très bien

 à survivre malgré cela, faisant même de

mon sobriquet une enseigne. Je n’avais

que très rarement besoin de me servir de

mes poings, j’étais plus enclin à la

rêverie qu’à la dispute. Je recherchais plus

 l’amitié ( sans la trouver ) que la bagarre,

 que je ne fuyais pas, cependant.

J’étais solide.




L’établissement fonctionnait, pour moi,

de façon surréaliste. Une heure de cours

par-ci par-là, avec une classe d’élèves,

puis une autre, sans logique et sans suite.

 



Et le “champ d’œuf” dès que je pouvais.

( Traduisez le champ de foot).

Le “champ d’œuf” ouvrait directement sur les

collines. Et là, je changeais de peau plusieurs

fois par jour. Les serpents, eux ne font leur

mue qu’une fois par an ! On trouve, en longues

lanières nacrées, les peaux qu’ils ont laissées dans

 l’herbe.

      Savais-je bien moi-même, de toutes

 ces peaux, quelle était la vraie ?

Peut-être quelqu’un qui m’eût aimé un peu

 mieux aurait-il pu m’aider à me découvrir ?

Mes parents s’inquiétaient bien de temps

en temps, mais vivions-nous, eux et moi,

dans la même bulle ?



Je ne me souviens guère que des reproches que l’on me faisait :

      -”Ton frère, lui, il a de bonnes notes !”



Et puis ... C’était dit une fois pour toutes,

 j’avais “la manie du mensonge”... Et si

cela avait été pour moi la seule façon

d’exister ? Exister en bien ou en mal, mais

exister ... Pour moi et devant les autres !

Je souffrais de ne pas donner satisfaction à mes

parents. Je souffrais de l’attitude de ce frère qui

me préférait ses copains. Alors, je m’inventais

des succès, ou bien seulement des aventures.

Menteur, j’étais aussitôt découvert et humilié à

nouveau. C’était une spirale sans fin.



 





Qui s’était aperçu que j’avais d’autres

peaux que celle que je laissais paraître ?

 ... Le père Fournier peut-être, qui me

faisait l’honneur de me prêter sa

canne-fusil pour tirer les petits oiseaux

dans les haies.


On tue beaucoup de petits oiseaux en

Provence . On en fait des brochettes!

Et la mère Fournier m’accueillait avec des

galettes de polenta dont je raffolais.


 



- Là où c’est splendide, c’est quand

tu prends ton vélo pour descendre de

Lorgues jusqu’au Cannet-des- Maures :

Une ivresse beaucoup plus intense qu’à

la montée , d’autant que tu as tout ton

temps devant toi ! Alors, tu choisis

l’autre route, pas celle qui passe par

Les Arcs et Vidauban, celle qui passe par

le Thoronet. Je l’ai également prise à la

montée, mais seulement quand le vent ne

soufflait pas. À la descente ... Une gloire !













Chaque fois, je m’arrête au Thoronet.

L’abbaye est vide, mais elle est en parfait

 état. Je pose mon vélo contre le mur

et puis ... J’écoute. J’écoute les cigales

et les oiseaux. Parfois j’entends glisser

dans les herbes une couleuvre de

Montpellier. Dans le cloître, j’écoute  

  mon cœur, mon sang. J’écoute mon âme.

 ... Un cloître, c’est bien fait pour ça?

 Deux ou trois roses, redevenues

sauvages, retournées à l’églantine.

Fraîcheur des murs épais, sonorité sous les voûtes, appel d’un 

faucon tiercelet.

Couchées à même les dalles, au milieu

d’une allée nue, gisent les cariatides de

Puget. On les a déposées là pour les

mettre à l’abri de la guerre. Elles attendent

 la reconstruction de Toulon.

“Puget, Pierre : Sculpteur français, né à
Marseille (1620-1694 ), dit le
“Petit Larousse”. Il est l’auteur des
atlantes de l’hôtel de ville de Toulon”.






                  




Les atlantes ont été sculptés pour porter

le poids d’un balcon et le poids du monde

Je sais que c’est là que j’ai pris le

goût d’un certain art, puissant.

Mais ils étaient désolants, les atlantes

délaissés au Thoronet, seuls occupants,

et couchés, d’une abbaye déserte. Pas

même un gardien. Je les ai revus depuis.

Ils ont repris leur place. À nouveau, ils

portent le balcon du bâtiment, qui est

devenu le musée naval de Toulon. Je les

Je les ai revus comme de vieilles

connaissances. Ils ont retrouvé

signification et identité. Au Thoronet ...

 deux géants allongés ...

Ils étaient retournés à la pierre comme les

chimères de Ségalen !

Mais, n’eussent-ils pas été là que j’eus aimé le

 cloître tout de même. J’y avais des moments

mystiques et purs. Parfois il me venait des

pulsions de vocation ... Qui n’en eut jamais ?




Je remarque avec curiosité que j’ai

toujours aimé fréquenter les Temples,

mais surtout quand ils sont vides. J’aime

les églises romanes. Le plein-cintre

ramène à la terre et le bruissement

intérieur fait alors entendre sa voix.

L’ogive, elle, est un élan, un mouvement.



Après le Thoronet, tu reprends la descente : Elle est rapide. Elle tourne et vire.












Te souviens-tu du jour où une perdrix

piétait sur les cailloux du bas-côté, avec

tous ses pouillards, gros comme des

bouchons de champagne. Pagnol n’avait

pas encore divulgué le nom des

bartavelles. Le temps de jeter le vélo

dans le fossé, d’escalader le talus ...

Les petits couraient dans tous les sens

pendant que la perdrix faisait front.

J’ai pris deux ou trois poussins, bonheur

pervers sans doute, mais bonheur !


Le cœur plus gros encore, le sang plus vif !


Mon entourage en aurait-il pris son parti,

ou bien ne se serait-on rendu compte de

rien ?

En tout cas, moi, j’ai bien cloisonné mon

existence : Je sais comment changer de

peau !



Mais ... Le Grand Meaulnes ...











Mieux que le Grand Meaulnes !

Tout aussi rêvé, tout aussi vécu et des

émotions qui vibrent encore. Des éveils

qui ont créé pour toujours l’étalon de mes

joies.



Au pied du Vieux-Cannet, sous la colline

 au village maure, dans un creux caché par

 les cyprès, il est un château ... Il existe

encore, je le sais, je l’ai vu, mais je ne

suis jamais retourné jusqu’à sa porte.



Ne jamais retourner vers son rêve ...

Mais, c’était un rêve ?









Prenez le train qui va de Cannes à Toulon

et regardez bien : Sur la droite, passé

Vidauban de quelques kilomètres, on

identifie facilement le Vieux- Cannet, ses

murs ocres et ses toits qui grimpent les

uns sur les autres. Sur la gauche, dans

  les vignes, on aperçoit les hangars

d’une base aérienne. Nous y habitions.

C’est maintenant un aérodrome affecté à

l’Aviation Légère de l’Armée de Terre.




Lorsque je passe par là, je suis un peu

perdu. De mon temps, l’autoroute

n’existait pas : Le château se trouve

maintenant coupé de la vallée. Mais je

me souviens que j’ai vu construire les

premiers viaducs . Une réussite !

 -Un chauffard y écrasa, roulant à pleine

vitesse …

La moitié d’un troupeau de moutons !



Sur la gauche, le nouveau village du

Cannet-des-Maures: Rien qui attire l’oeil.



-” Mais regarde ! Regarde entre les

cyprès ... Là ! Deux tours carrées, des

fenêtres ouvertes. Allons, il y a de la vie

 au château !”











On arrivait par un petit chemin qui n’était

 pas goudronné. On passait devant la

chapelle. Le chemin faisait un large

détour, puis il décrivait un demi-cercle ...

Cyprès.

Vous débouchiez sur la façade et sur la

porte d’entrée. C’était le château de

Monsieur le Marquis de C. On l’appelait

le château du Bouillidou, ce qui laisse

supposer qu’il y avait là une fontaine ou

une résurgence. De l’autre côté du

château il y avait un grand bassin rond

qu’on appelait le « bouillou ». C‘était un

 bassin d’irrigation, mais des poissons

dorés y nageaient en quantité.

À l’occasion, on s’y baignait, les jours

 de grande chaleur. Des abords du

bassin on découvrait une terrasse, puis les

vignes, jusqu’à la Grande Bastide, où

habitait le régisseur et où dormaient les

fûts. On apercevait un bouquet de

peupliers, celui qui  marquait

l’emplacement du cours de l’Argens, puis

 les hangars des avions, les pins.

Le paysage se relève ensuite, amorçant le

 massif en haut duquel La Garde-Freinet

veille sur le golfe de Saint-Tropez.

À gauche, on sait qu’il y a Saint-Raphaël.











Le marquis de C. est un homme solide et

digne. On l’imaginait fort bien Colonel

dans un régiment de Cuirassiers. Courtois,

 affable, il était par ailleurs très discret,

parlait peu et ne parlait jamais de lui.

Je crois me souvenir qu’il était invalide

d’un bras, blessure de guerre, dont je ne

l’entendis jamais parler, ni pour s’en

plaindre, ni pour s’en glorifier.

Nous ayant accompagné auprès de

Madame la Marquise, il arrivait qu’il

nous quittât pour s’enfermer dans sa

bibliothèque. Un jour tout au plus,

j’aperçus par la porte entrebâillée le

large bureau et les interminables rayons

de livres reliés, dorés, armoriés.

Il y avait là un véritable trésor qui devait

demeurer un mystère, avec tous ses attraits

… Le mystère constitue le sacré, il vaut

mieux ne point l’avoir pénétré.













Madame la Marquise devait avoir la

cinquantaine à cette époque-là.

C’était une femme de grande allure,

de grande classe, simple, charmante,

noble naturellement. Elle avait une forte

poitrine, ayant eu de nombreux enfants.

Au château, mes pieds foulent les

mêmes tapis que foulaient, je le savais,

ceux qui portaient les plus grands noms

de France et leurs alliés. Ils étaient

passés par là. Ils passeraient par là :

les Bourbon, Bourbon-Parme,

Bourbon-Sicile, les de La Tour du Pin.

Comment cela n’aurait-il pas alimenté mes

 rêves?


J’étais le garçon qui grimpait à l’abbaye

du Thoronet, celui qui jouait à

“saute-vignes”, celui qui dévalait dans

l’ivresse du soleil et du vent. Rêver ? ...

Est-ce que je rêvais ?









J’aimais. - Qui est-ce que j’aimais ?

Mais l’amour a-t-il besoin de se préciser

 en un objet ? L’amour est un état

auquel tout concourt et qui embrasse tout.

J’aimais, voilà tout.



Le Marquis avait cinq filles. trois étaient

plus âgées que moi. Je devais être

amoureux des trois, mais aussi bien

j’étais amoureux des deux plus jeunes,

encore gamines, du château, de la plaine,

 de la vallée, des cyprès et des peupliers,

des odeurs des cistes et de la lumière.

Pourtant, je dois l’avouer, j’étais attiré

par la seconde, qui aurait été bien étonnée

 si elle l’avait appris ! Je portais dans mon

 cœur son prénom comme quelque chose

de très précieux et de très secret.

Je n’ai jamais pensé à autre chose qu’à

conserver son image. Encore, celle-ci

n’était pas séparable de ce qui

l’accompagnait. À cet âge, c’est l’univers

que l’on aime! Sans rien en séparer !

Souvenirs, souvenirs ... Ils sont là, mes

souvenirs. ils sont là, les visages de

mes fées. L’une brune, les cheveux en

 lourds rouleaux, l’autre blonde, la

troisième châtain, et les « petites » ...










Un jour, ma famille quitta la région.

Je ne suis revenu qu’une seule fois au

château, à bicyclette. J’avais fait une

longue route puisque je venais de

Carquéranne . J’avais dormi dans un

fossé.

Puis les années ont passé, les lustres …

 L’autoroute a été construite. Je suis passé

par là plusieurs fois. J’ai regardé les

deux tours. Du train ou de la route, je

guette longtemps à l’avance les deux tours

entre les cyprès.












Je sais qu’un jour je retournerai là-bas.

Je serai seul. Je sonnerai et l’on m’ouvrira

 la porte couleur de miel. On me

demandera ce que je cherche, car je

n’aurai pas prévenu.




-”Je cherche mon adolescence, mes amours et mes rêves ...”

Qui demeure au château, maintenant ?

Quelles traces y trouver ? Quelles couleurs ?




Ocre sont les murs. Sombres sont les

cyprès. Larges sont les baies qui donnent

sur la terrasse. La table de la salle à

manger est longue. Les chaises ont de

hauts dossiers droits. Les trois aînées se

succèdent à la cuisine. La Marquise

préside, mon père est assis à sa droite.

Le Marquis est en face, ma mère à son

côté.











Nous attendons le temps d’aller courir ...

 Les escaliers sont nombreux. Les couloirs

sont longs. Les chambres se succèdent.

On peut grimper jusque dans les combles

et jusque dans les tours ! Que de jeux !

Que de rires ! Souvent, mon sang a

couru plus vite dans mes veines, mon cœur

 a battu plus fort.

Mes tempes ont connu la chamade !















C’était peut-être à cause de nos courses ...

Quand j’y pense, mes tempes battent

encore .

Ou bien, ou bien … avant d’aller là-bas,

j’écrirai :

Monsieur le Marquis,

Mais y a-t-il encore un Marquis de C. au

château ?


       Le Marquis que j’ai connu doit reposer

dans la chapelle, Madame la Marquise aussi.

Ils n’avaient, comme on dit, pas d’héritier mâle :

Cinq filles ! Alors, comment rédiger l’adresse de

ma lettre ?
               Au bout du compte, si jamais je retourne

 là-bas ... J’ai vraiment envie d’y aller “comme ça“, sans prévenir,

-”Me voilà. C’est moi !”

Je ne doute pas que, comme autrefois,

on me fasse entrer avec le sourire.

Ô mes amours !












Le Mistral souffle fort. Il s’est levé ce

matin et courbe les hautes herbes folles.

Il siffle dans les branches. Il souffle si fort

que les cigales se taisent.

Tenir debout contre le vent, en écartant les

 pans de sa chemise pour qu’elle serve de

 voile. Essayer de courir vent debout,

reculer, tomber à terre, se relever,

recommencer ...


Ah ! Rien que le vent ! Le vent exclut

tout autre bruit que le sien propre, toute

vie autre que la sienne et la mienne.

 Je m’éprouve et je me sens vivre.











Monter à Lorgues, le pourrai-je demain ?



Existe-t-il autre chose que demain ?



Le Mistral ... Vous savez qu’il peut

arrêter les locomotives ! Et s’il soufflait

aussi fort quand je redescendrai du

Thoronet !


Le temps ne se déroule pas comme la

laine d’une pelote. Les fils en sont

emmêlés comme ceux d’un écheveau

embrouillé, ces écheveaux qu’il nous

fallait tenir sur nos avant-bras levés, afin

que nos mères, elles, puissent en peloter

le fil ...












C’est toujours dans le désordre que je

retrouve l’odeur de la figue et celle

de l’amande, le goût d’un baiser, l’odeur

de la citronnelle ou celle du magnolia ...

Ah ! Le rappel de la perdrix dans les

buissons d’épines ! La douceur du

ventre d’un chevesne au creux de la main,

l’odeur suave de l’olive écrasée sous la

 meule !

                                                          












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