LES PETITS CAILLOUX
ERROMANGO (7)
(SUITE ET FIN)
TRIBULATIONS
AUTOUR DU MONDE …
ERROMANGO
(FIN)
« Je serai donc demain le mort et le mystère, Moi qui suis
aujourd’hui celui qui va chantant. »
Borges
– Les énigmes (L’Autre, le Même.)
Pour que la douleur lui arrache un
cri, il faut qu’elle soit grande. De ses ancêtres britanniques, Wilkins a
hérité le flegme et la retenue.
- ” Vila demande à la radio ... C’est
un médecin qui demande ce que tu ressens. Il demande aussi comment cela s’est
passé depuis que tu as mal. Qu’est-ce que je lui réponds ?”
- ” Tu lui réponds, tu lui réponds
... Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est toujours une histoire avec les
arbres. Les hévéas en Indochine, les orangers en Algérie, ici les kaoris ... Tu
lui dis que c’est toujours une histoire avec les arbres ... Ah ! Et puis le
Dornier qui a cassé !”
- “Le médecin m’a fait expliquer, dit
Kaltapan. J’ai fait de mon mieux. Il a parlé d’appendicite. Je lui ai dit les
vomissements. Je lui ai dit la fièvre. Je lui ai dit la douleur. Il a parlé de
péritonite. Mais le De Haviland va bientôt arriver. Ne t’en fais pas. Ne t’en
fais pas, il sont tous prêts à t’aider."
La douleur ... La douleur ! Et la
terre qui recommence à trembler !... Le volcan ? Non. La terre ne tremble plus.
Ce doit être la douleur.”
- “ Est-ce que ce ne serait pas le De
Haviland?”
- ”C’est lui. Tu as raison. Il a fait
vite. Allons, tu seras bientôt soigné.”
L’appareil est en vue, venant du
nord. Ciel presque dégagé maintenant. Pas de problème ... Si ce n’est la
carcasse du Dornier, plantée à l’amorce de la piste ! Le nouvel arrivant
aura-t-il la longueur voulue pour se poser ? Kaltapan et son équipe, aidés par
le pilote, ont bien essayé de dégager le Dornier, mais va donc !
Il aurait fallu aller chercher du
secours au village. Trop loin ! Le village est situé en bord de mer ! Mais si,
il se posera. Bien sûr, il lui faut plus de longueur de piste que pour le
Dornier, mais ce pilote-là est un habitué d’Erromango ... Cela fait des années
qu’il dessert les îles ! Il se posera.
- ” Je ne sais pas ce qu’il se passe.
Je n’arrive pas à l’avoir à la radio. Sur aucune fréquence ! Je ne sais pas
s’il me reçoit.”
- ” J’appelle Vila. Recevez-vous le
De Haviland ? Sa radio doit être en panne !
- ” Radio, radio ... Il faut leur
dire, pourtant. Il faut leur dire : On a coupé les orangers ... Il faut qu’ils
fassent vite. Ils vont aussi couper les kaoris ! Aïe ! Bon Dieu que ça fait mal
!”
L’avion en est à son quatrième tour
au-dessus du terrain, bas, très bas. On a vu clairement le pilote. Une
cinquième fois, il bascule sur l’aile gauche. Il glisse. Il descend, il
descend. Il va se poser ! Il ne se posera pas ! La petite fenêtre s’est
ouverte, sur le côté du cockpit, un bras fait un signe d’impuissance. L’avion
reprend de l’altitude. Il bat des ailes.
- ” Non !”
- ”Si !"
Trois fois, il a battu des ailes. Il
reprend la direction du Nord.
- ” Foutu !”
- ”Monsieur Wilkins ... Monsieur
Wilkins, j’ai prévenu Port-Vila. Ils envoient le Tiaré, qui est à Tanna, juste
à côté. Le Tiaré, vous savez, cet ancien dragueur de mines qui fait maintenant
le cabotage du coprah d’une île à l’autre. Il sera là demain matin, dès
l’aube.”
- ” Dès l’aube ! Demain matin ! Au
bord de la mer … Il faut redescendre, redescendre tout ce chemin, jusqu’en bas.
Mais je ne pourrai pas marcher. Je ne peux plus marcher, plus marcher, plus
marcher. Et pourtant, si on ne marche pas ... Qui ira rafraîchir les saignées
des hévéas pour que le latex coule ? Les orangers … Qui va replanter les
orangers ? Qui va achever le comptage des kaoris ? Les kaoris ... Achever le
comptage avant que ne tremble la terre, avant que le volcan n’explose !
Redescendre jusqu’à la mer ... Demain matin! Le Tiaré, le Tiaré, bien sûr. Bien
sûr … Péritonite … Péritonite, inflammation du péritoine, membrane séreuse qui
revêt la plus grande partie de la cavité abdominale. Péritonite ! Tiaré !
Tiaré, fleur de la famille des gardénias, endémique à Tahiti. Tahiti !
Redescendre jusqu’à la mer ... Le Tiaré !”
- ”Eh bien Monsieur, nous l’avons
redescendu. Il ne pouvait plus tenir debout. Il était allongé, là, les deux
mains sur le ventre. Il essayait de contrôler sa douleur. On l’entendait gémir.
Ses joues s’étaient creusées et il semblait que les yeux se fussent enfoncés
dans les orbites. Nous avons marché une bonne partie de la nuit. Nous avions
bricolé un brancard, en enfilant des branches dans nos chemises boutonnées. On
avait ficelé tout ça comme on l’avait pu, en ajoutant nos ceintures pour que ça
tienne. Ça a tenu, vaille que vaille. Vous pouvez imaginer cette descente,
entre deux murs d’arbres et de buissons. On ne voyait même pas les étoiles ! De
temps à autre le pied glissait. Heureusement il ne pleuvait plus mais toute la
moiteur stagnait sous les frondaisons sous forme de vapeur. Dans ces îles, il
n’y a pas de serpents, pas de scorpions, ni de vermines dangereuses. Il n’y a
pas de fauves non plus. Tout juste si l’on peut entendre parfois un cochon sauvage
qui fouille de son groin le sol en décomposition. Nous nous sommes relayés, les
quatre Mélanésiens et moi. En nous passant le brancard, nous faisions attention
à ne pas donner de secousses, mais Wilkins gémissait. Il gémissait aussi
lorsque le terrain provoquait un cahot. Pour ma part, j’ai toujours porté le
brancard par l’arrière : Il n’est pas possible à un Européen de trouver un
sentier dans cette forêt. Le pied guide le pied. J’ai suivi. Heureusement
encore, il n’y a ni ronces ni épineux ! … Encore que je me suis laissé dire
qu’il y a des feuillages terriblement urticants. Leur contact peut être cause
de lymphangites. Bon, nous n’en avons pas rencontré."
- ” On n’entendait plus le volcan,
mais on entendait les tambours ... Le son des tambours emplissait la forêt.
Tambours, tambours, vous savez quoi ? - Cet imbécile de Pasteur qui fait
commémorer tous les ans le débarquement des missionnaires à Erromango !
-” Repentez-vous : vos grands-parents
ont tué les missionnaire... Ils les ont bouffés !”
Incroyable, mais vrai ! C’était la
date, ce jour-là. La Mission commémorait le massacre. Tambours, tambours ! Et
des hurlements, et des chants ! Wilkins délirait carrément maintenant. Nous
faisions de notre mieux, pourtant ! Nous avancions le plus vite possible. Il
parlait toujours des arbres : arbres à caoutchouc, orangers ... On avait coupé
les orangers ... Il disait qu’il avait quitté l’Algérie à temps. Et puis, à
certains moments, il parlait dans une langue étrangère, du Vietnamien peut-être
?
- ” Nous n’avions plus de contact
avec qui que ce soit. Nous n’avions pas pu emporter la radio de l’avion bien
sûr ! Quand nous sommes arrivés au bord de la mer, juste au fond de la baie de
Dillon, le Tiaré n’était pas encore là. On a cherché ses feux, mais ils
n’étaient pas encore visibles. “ Il sera là à l’aube” m’avait-on dit. l’aube.
Ah bien oui, l’aube ! Comme vous vous sentez démuni, inutile, devant quelqu’un
qui va mourir ! Vous avez fait tout ce que vous avez pu. Vous avez peiné, porté
le brancard, marché, marché. Tout ce temps-là, vous n’avez pensé à rien, bien
sûr ... Trop à faire ! Tenir debout, marcher, marcher ... Et puis voilà ! Vous
êtes là. Wilkins est allongé sur le sable noir. Vous avez l’esprit vide.
-"Ah ! Si je n’avais pas cassé
du bois en prenant la piste !" C’est la seule pensée qui occupe votre
esprit. Et les tambours qui battent encore et toujours ! Wilkins est mort là.
Je lui tenais la main. Il est mort ... Il fredonnait la chanson de Brassens :
-” Auprès de mon arbre, j’aurais dû rester
...” Je n’invente rien. Je ne suis pas le seul à l’avoir entendu. Encore un
souffle, ténu :
- ”J‘aurais jamais dû ...”
C’était fini …
En relevant la tête, j’ai vu les feux
du Tiaré qui entrait dans la baie.
photos gratuites : Jules Gauvin - Les étoffes d'Esther - Merci ! - "les.jules@g.mail.com"
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