LES PETITS CAILLOUX -9.
« ON RACONTE ENCORE, SIRE, Ô ROI
BIENHEUREUX, QUE SINDBAD DE LA MER SE MIT À CONTER SON DEUXIÈME VOYAGE À SES
AMIS, RÉUNIS AUTOUR DE LUI … »
(
contes des mille et une nuits)
***
« Je serai donc demain le mort et le mystère, Moi qui suis
aujourd’hui celui qui va chantant.»
Borges – Les énigmes (L’Autre, le Même.)
LES CHEMINS DE COMPOSTELLE
*
Astorga, ville romaine entourée par de hauts remparts. L’étape vous mène à Rabanal del camino, le chemin monte, monte. Vous passez à Foncebadon, village abandonné (La première fois que j’y passai, ce fut sous une tempête de neige), puis le chemin dévale et vous arrivez à la Croix-de-Fer. La croix est en fer, effectivement, mais elle est relativement petite, insignifiante presque, plantée en haut d’un mât de bois tordu. Au pied du mât, depuis bien des lustres, bien des siècles, tout pèlerin averti dépose un caillou qu’il a rapporté de son lieu d’origine. Ainsi, là, se trouvent des cailloux allemands, des cailloux français, d’autres brésiliens, japonais, italiens, australiens … Que sais-je encore ? Le montjoie est, ici, considérable, en épaisseur comme en hauteur. Vous devez l’escalader pour déposer le petit caillou qui vient de chez vous et que vous avez sorti de votre poche ou de votre sac.
Reprenez votre chemin, vous avez
déposé là tout ce qui, dans votre conscience, faisait tache. Reprenez le chemin
le cœur joyeux et l’âme claire et criez : « Ultreïa ! » : C’est le cri des
pèlerins. Pousse-le, il t’engage à passer outre, plus outre, jusqu’à Santiago
et au-delà!
LA CATHÉDRALE DE St. JACQUES DE COMPOSTELLE.
Chemins de Navarre, grimpant les
collines vers des bastides irréelles, parmi les torrents, les crocus et les
violettes, chemins de la Rioja qui serpentent dans le thym et le romarin, parmi
les vignes et les oliviers, chemins de la Castille, caillouteux, rouges,
rectilignes dans un paysage plat de champs de blé sans horizon, chemins de
Palencia et du Léon traversant des villages en ruines superbes et magnifiques
dans leur délabrement, chemins ardus escaladant les monts du Cebreiro, chemins
charmants de la Galice, bordés de genêts, de bruyères, de rhododendrons et de
camélias ...
Bâtisses superbes aux façades ornées
des mêmes blasons qui ornaient autrefois les poupes des vaisseaux sur les voies
des Amériques, bâtisses aux murs d'adobe déliquescents à force de pluie et de
vent, murs de moellons, tours, clochers habités de cigognes, ermitages,
monastères anciens, fontaines, églises, cimetières, lieux déserts autrefois
habités, ponts, chaussées, anciens gués, vaches, moutons et leurs bergers,
chiens ... Ah ! La Sierra del Perdon dans le haut de laquelle tournent quarante
éoliennes, élégants moulins d'acier qui froissent la soie du temps ! ... Ah! Le
panorama que l'on découvre de là-haut sur le site de Pampelune, ville de
Pompée, cathédrale où furent sacrés les Rois de Navarre, citadelle à la Vauban
! ... Ah! l'autre panorama, découvert dans une éclaircie, du haut du dernier
rebord du plateau caillouteux, en venant de San Juan de Ortega : C'est toute la
ville de Burgos qui se dévoile, grandiose cathédrale, sans doute la plus
célèbre et la plus belle d'Espagne ! ... Ah! L'ouverture sur les monts, du haut
du Cebreiro, à l'endroit où se découvrent la Galice, ses genêts et ses camélias
! Malgré les intempéries, découvertes splendides ... Et même les plateaux si
monotones ... Mers de céréales traversées par des canaux et des tuyaux
d'irrigation, mers propices à la méditation et au retour sur soi, mers infinies
sur lesquelles pas un détail ne tranche à côté de l'autre ... Ah! Le long
chemin entre Sahagun et Mansilla de las Mulas! Chapelet, pèlerinage, vénération
des reliques, stigmates, suaire, adoration du corps du Christ, autant de
pratiques nées ... au Moyen Age ! À l'époque des grandes pestes, des guerres,
de la peur. Au moment où allait surgir un monde nouveau. Un peu comme
aujourd'hui, n'est-ce pas ? "
_"Alors, Nathanaël, ringard, le
pèlerinage à Compostelle, sans valeur ?"
_" Tu as rencontré des pèlerins
qui marchaient en égrenant leur chapelet - Peu nombreux, il est vrai, mais il y
en avait au moins un, qui marchait très fort d'ailleurs. Il ne faudrait
pourtant pas te croire autorisé à tout mélanger et à tout ranger dans la
catégorie des superstitions
- D'abord, si la comparaison des
époques semble judicieuse, il peut paraître hasardeux de se gausser de
certaines pratiques sous prétexte qu'elles remonteraient au Moyen Age !
_ Nombre d'autres choses, dans notre
bagage culturel, remontent au Moyen Âge sans être pour cela disqualifiées. Le
Modernisme est chose étrange, quand il se voudrait surgi du néant, faisant
table rase de tout ce qui l'a précédé. C'est bien là l'une des causes
essentielles de cette perte de repères dont nous parlions. On ajoutera, et
c'est l'essentiel en la matière, qu'il est fort douteux que beaucoup de
pèlerins de cette fin de siècle attendent quelque miracle au cours de leur
démarche : La poule rôtie puis ressuscitée, le pendu dépendu, tels qu'on les
commémore à Santo Domingo de la Calzada, on en sait l'histoire, qui demeure et
mérite de demeurer en tant que témoignage ... Il est peu probable que le
pèlerinage, de nos jours, ait exactement la même signification qu'aux temps
anciens.
Le poulailler de l'église de San Domingo de la Calzada
Certains en font une prière : J'ai
bien connu quelqu'un qui marchait pour demander à Dieu le retour à la santé
d'un petit enfant myopathe ... Personnellement, je ne suis pas très sûr que
Dieu ait besoin que l'on marche sur les chemins de Compostelle pour
s'intéresser à un petit enfant myopathe ... Mais qui reprochera à un grand-père
d'essayer d'entrer ainsi en communion avec Dieu alors qu'il n'a rien obtenu de
la médecine ? D'autant, que, et c'est là parole que j'admire, ce grand-père,
Allemand du Nord, ajoutait :
_" De toute façon, et avant
tout, je marche vers Compostelle parce que j'ai soixante sept ans. J'entre donc
dans la dernière période de mon existence. Je veux remercier Dieu de tout ce
qu'il m'a offert pendant ma vie. "
_ "Ringard, Nathanaël ?...
Ringard ?
... Réponses d'un autre temps à des
problèmes existentiels actuels ?
_ "Nous avons actuellement
d'autres moyens. Il faut se baser sur la raison, là où le pèlerin cherche à
toucher par l'émotion."
_ "La Raison ... Vraiment ... La
Raison ? Ne soyons pas cruels !"
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