samedi 7 février 2015

LES PETITS CAILLOUX (5)







LES PETITS CAILLOUX  (5)



                                         
            ERROMANGO


























 TRIBULATIONS


AUTOUR DU MONDE …






« Je serai donc demain le mort et le mystère, Moi qui suis aujourd’hui celui qui va chantant. »

Borges – Les énigmes (L’Autre, le Même.)





ERROMANGO - VANUATU










Cinq hommes avancent en colonne, silencieux. Dans l’ordre, deux Mélanésiens un Européen à large chapeau, puis encore deux “men-bush”. Les Mélanésiens sont grands, athlétiques, nus jusqu’à la taille. Ils marchent pieds nus. Leur peau est fuligineuse. Leur chevelure crépue forme une boule massive et indisciplinée. Ils ont le nez large et plat. L’arcade sourcilière forme visière sur les yeux. Chacun porte un sabre d’abattage. Les deux derniers se sont décoloré les cheveux qui semblent blonds, d’un blond filasse tirant sur le roux. Ils se décolorent avec de la chaux.



L’Européen, lui, est un homme sec et grand. Il semble avoir un peu moins de la cinquantaine. Il a le visage ascétique et tanné. Les pommettes sont hautes. Hormis le chapeau de toile beige, il porte une chemise saharienne, un short kaki et des bas de laine bien tirés. Ses chaussures de brousse sont de toile. Les pas des Mélanésiens sont souples, coulés. Ceux de l’Européen sont plus courts.



- ” Monsieur Wilkins, on ne va pas trop vite ? “



- ” Allez, j’y arriverai ! “



Mais la mâchoire est crispée. L’attitude trahit la souffrance, le visage est luisant de sueur. La chemise est trempée.



- ” J’y arriverai. Il faut que j’y arrive : L'avion se pose à onze heures !”



Wilkins, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle, a ressenti dès hier les attaques de la fièvre. La nuit a été pénible : maux de tête effroyables, diarrhées ...



- ” Une crise d’amibiase encore. Il y avait longtemps ! Je pensais que c’était fini !”






























Wilkins, tout en marchant, revoit les rizières de son enfance, les buffles noirs baignant dans les mares aux eaux rouges. Il entend beugler les crapauds. Il songe aux plantations d’hévéas. Il sent monter à ses narines l’odeur âcre du latex. Le latex ! Wilkins est pris de nausée. La colonne s’arrête. Il vomit, se plie en deux, les mains sur le ventre. Il a failli crier de douleur ...




L’avion se pose à onze heures. Il en est dix. Encore une heure de marche, si tout va bien. On a quitté le bivouac au lever du jour, vers les cinq heures.



- ” En route ! Je sais ce que c’est. Deux jours de soins à l’hôpital de Port-Vila, et ce sera terminé. Le Docteur a fait l’Indochine, il connaît bien le traitement des amibiases ...”



Mais les Mélanésiens sont obligés de ralentir leur marche. On voit bien qu’ils sont inquiets, même si aucun d’entre eux ne tourne la tête.



- ”Va, Kaltapan, vas-y ! Ne t’inquiète pas, ça ira !”




























Kaltapan est l’homme qui tient la tête de la colonne, l’un des deux qui ont les cheveux décolorés. La fierté de son port et de sa démarche marque son rang. C’est lui le chef du petit groupe de Mélanésiens. Une plume est plantée dans sa tignasse; Il ne tourne même pas la tête. Il ne répond pas. C’est tout juste s’il a montré qu’il a bien compris, par un mouvement qui relève puis rabaisse ses sourcils. Mais il raccourcit le pas.




- ”Kaltapan, pars devant. Si l’avion se pose avant que j’arrive au terrain, tu expliqueras au pilote ce qui se passe. Tu lui demanderas de m’attendre.”




Wilkins, en effet, s’est à nouveau plié en deux sous la douleur. Il ôte son chapeau, sort un large mouchoir, essuie son front couvert de sueur : La fièvre ! Il s’appuie à un tronc pendant un moment. Même moiteur, même touffeur qu’aux rives du Mékong à l’approche de la mousson. Images de femmes en pantalons noirs, légèrement pliées sous le poids d’un fléau de bambou auquel pendent des marmites de soupe et de riz ... Poissons-chats, silures de plusieurs centaines de kilos, cochons-planches, noirs, efflanqués (et c’est de cela qu’ils tirent leur nom ) ...





























Kaltapan est parti, de ce pas couru des chasseurs quand ils vont en forêt traquer le pigeon « notou », avec leur arc dans le dos. Aucun doute : Il arrivera à temps. Burton, le pilote, attendra.



Les Mélanésiens forment une petite équipe qui accompagne Wilkins depuis un mois déjà. Il s’agit de prospecter la forêt d’Erromango. Il y a ici des arbres qui sont bons pour l’industrie des bois déroulés. Des kaoris, hauts et droits. Y en a-t-il suffisamment pour tenter l’exploitation ? Terminer le dénombrement n’est plus qu’une question de temps. Tout en marchant, Wilkins pense à sa revanche sur la vie.



- ” Remonter une affaire, une bonne affaire, en exploitant les arbres ... Après avoir été chassé des plantations d’hévéas en Indochine !”



- ”L’affaire est rentable, j’en suis certain !”




























Il en a parlé depuis longtemps avec des entrepreneurs français dont les usines se trouvent dans le Poitou et les Charentes. On peut rêver ... Mais ce n’est plus tout à fait un rêve. Les rugissements des tronçonneuses, les arbres qui tombent. Les troncs que l’on écorce et que l’on marque. Les tracteurs qui les tirent jusqu’à la mer. Les quais que l’on construit. Les grues et les palans. Les navires au mouillage, que l’on charge, qui partent tandis que d’autres arrivent. Les Mélanésiens au travail, et les maisons en dur succédant à leurs cases de roseaux ! Du profit à faire pour tout le monde, et des progrès à apporter.































La pente est rude, à laquelle grimpe le sentier. Il s’est remis à pleuvoir. On courbe le dos à nouveau. Bientôt le bruit de l’averse est assourdissant. Suivre ... Suivre l’homme qui marche devant. Regarder où l’on pose le pied. On ne saurait regarder plus loin devant, et la pluie se mêle à la sueur, emplit les yeux. Les vêtements se plaquent à la peau ... On ne saurait se protéger de ces pluies là . Allez donc vous protéger d’un déluge  Il n’est pas de parapluie sous la cataracte! Il n’est pas d’imperméable non plus … que l’on ne supporterait pas à cause de la chaleur.


Il faut boire, boire, boire ! Wilkins boit, sans arrêter son avance, au bec de sa gourde, par petites gorgées. Son pied, lui, bute souvent.




- ” Ça va ! Ça va !”






                                                ( À SUIVRE)



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