UN HOMME
À
VIENTIANE UN HOMME …
Un frangipanier sans fleurs et
sans feuilles tend ses branches comme un squelette noirci. Un palmier et la
terre jaune, jaune ...
Une maison en bois, un peu sévère
peut-être, couverte de tuiles d’asphalte vertes. Une grosse voiture tous
terrains, garée sous l’avant-toit.
Dans le fond, au-dessus des toits
rouillés et des eucalyptus, on aperçoit le Mékong, rouge.
Quelqu’un crie, comme le Diable
vouant un damné aux Enfers : injures, insultes, menaces, Quelqu’un de très en
colère. Les cris et les injures sonnent en bon français !
Trois personnes courent autour de la
maison : Un homme bedonnant, le torse nu, déhanché parce qu’il a une jambe
raide. Lui, il se tait, et il court comme il peut, en sautillant. Une femme le
suit. C’est elle qui crie et qui l’invective. Elle peut avoir quarante-cinq
ans. Elle a du mal à courir : Elle a une jambe de bois du côté droit. Elle est
furibonde. Elle brandit un pistolet. Le troisième est un homme dont les cheveux
bouclés grisonnent un peu. Il est sec comme un sarment. Il tente visiblement de
calmer le jeu.
Le premier, celui qui essaie de fuir,
on l’appelle couramment “Gros Loulou”. Il est orthopédiste, au service de
l’Organisation Mondiale de la Santé. La femme est sa compagne. Elle a
effectivement une jambe coupée que remplace une prothèse. On l’appelle “la Mère
Kiki”.
La scène est loufoque ? - Je ne
l’invente pas. Personne ne pourrait inventer une scène pareille ! Nous sommes
au Laos, aux environs de Vientiane, dans les années soixante-dix.
Le troisième personnage, qui court
lui aussi, et qui essaie de ramener les autres à la raison, c’est un prêtre -
Oui, un prêtre. Il est mon ami, et il s’appelle Jean Brix. C’est un Lorrain, de
Nancy.
J’ai failli écrire que ce troisième
personnage était un curé. Il n’a rien d’un curé, ni la soutane, bien sûr, ni
l’onctuosité, mais c’est un prêtre !
Lorsque je pense à lui, quelques
pauvres anecdotes reviennent à ma mémoire. Il est mort depuis plusieurs années.
Il me manque.
La dernière image que j’ai eue de lui
? Il apparaissait sur mon écran de télévision, au centre d’un groupe de Hmongs,
ces montagnards laotiens qu’il avait contribué à mettre à l’abri en Guyane et
qui y ont si bien réussi. Il parlait couramment leur langue.
Lui ai-je écrit à ce moment-là ?
- Mais à quelle adresse ?
- ”Il est mort dans un monastère de
Vannes, où il avait été évacué. Il est mort d’un cancer des os ...
- ”Tu sais, c’est dur !” disait-il.
Il a beaucoup souffert.
Jean Brix vouait un culte à “l’Ange
au Sourire”, de la cathédrale de Nancy. Son image était la seule qui fût fixée
sur un mur de sa chambre.
- ”Il n’est pas possible que le
message du Christ ait échoué ainsi ! Il sera repris en d’autres pays, puisque
les nôtres n’ont pas voulu l’entendre, et il refera le tour de la terre ! “
C’est à peu près la seule fois où
j’ai entendu Jean Brix me parler de religion.
Deux ou trois fois, il nous est
arrivé de le trouver titubant :
- ” Père, depuis combien de temps
n’avez-vous pas mangé ? “
Il saisissait le pain qu’on lui
offrait entre ses doigts écrasés : Souvenir de la Gestapo, dans la région de
Fontainebleau.
J’ai dit “un homme”, j’ai hésité à
écrire “un saint”, mais il ne l’aurait pas voulu. Il est certainement l’être
qui a le plus marqué mon existence.
- ” Vous savez, m’avait-il dit, je me
suis fait prendre une fois par les Nazis, je ne me ferai pas prendre par les
Vietnamiens. Je connais trop les limites de la douleur !”
J’étais heureux de l’avoir repéré en
Guyane. Il y avait bien deux ans que je l’avais quitté à Vientiane. Ainsi, il
avait réussi à regrouper les Hmongs et à gagner une zone de sécurité. Il
poursuivait son œuvre.
Au Laos, il avait fondé une
coopérative d’artisans ébénistes :
- ”Avant de leur porter l’Évangile,
il faut bien que je leur donne des moyens de vivre!”
Ses compagnons étaient de prodigieux
artisans. Il m’a suffi de leur montrer une photo sur un catalogue pour qu’ils
se montrent capables de réaliser tous les meubles qui sont encore chez moi.
Il y a eu quelques surprises, bien
sûr ! ... Je leur avais donné la photo d’une commode Louis XV à trois tiroirs,
devant galbé comme il se doit, Le Père étant absent pendant qu’ils réalisaient
leur travail, il s’appliquèrent tant que le derrière du meuble était aussi
galbé que le devant ! Pas très pratique pour ranger la commode le long d’un
mur, mais cette paire de commodes ( car il y en a une paire ! ), j’y tiens plus
qu’à toute autre chose !
Bois de rose, bois de violette,
palissandre ... Je ne sais comment ils se les procuraient malgré l’insécurité
qui régnait dans le pays ... Quant à nous, nous étions consignés dans la ville
et Thadeua, le lieu de vie du Père Brix, était la limite extrême de nos
promenades.
Il ne m’appartient pas de parler de
sainteté. Où donc et comment en irais-je peser les critères ? Je parle d’un
homme, et j’ai plaisir à parler de lui. Lorsque j’ai quitté Vientiane, il vint
me saluer à l’aéroport. Je sais que nous avions, entre nous, conservé l’habitude
du vouvoiement, en signe de grande amitié :
- ” Et ne croyez pas que je fais la
route de Thadeua pour tous ceux qui s’en vont !”
J’en suis persuadé. J’en ai retenu le
prix, même si je me demande si j’en étais digne.
Le dimanche, parfois, nous allions
suivre la messe qu’il disait dans une petite pièce de sa maison. Il est vrai
que sa messe était rapide, mais était-ce un péché, et le Père Gaucher des
“Lettres de Mon Moulin” ne fut-il pas absout malgré son élixir ? Croyez-vous
que le Curé des “Trois Messes Basses” fut irrémédiablement condamné aux Enfers
pour avoir trop aimé la dinde farcie ? – Qu’en penses-tu, Garrigou ?
La Messe était vite dite, mais pas
expédiée pour autant. Un whisky la clôturait, lorsque nous étions redescendus
au rez-de-chaussée !
J’ai connu un autre prêtre, au Maroc,
qui levait son verre en disant : “Allez, père Bon Dieu, tu me pardonneras bien
encore celui-là ! “ Il est vrai que c’est une autre histoire : Il s’agissait
d’un aumônier de la Marine qui avait été brancardier pendant la guerre de
Quatorze et trépané sept fois à la suite de ses blessures ! ... Ajoutons tout
de même à propos de celui-là qu’il s’appelait ... l’Abbé Souris !
- ” Eh non ! Ce n’est pas moi qui ai
fabriqué la Jouvence ! Le jour où j’en fabriquerai une, ce sera pour les
hommes, pas pour les femmes ! “ ... Allez comprendre !
Dès que la messe était dite, donc, et
dès que le whisky avait été bu, le Père Brix nous emmenait visiter ses
ateliers. Plates-formes de ciment, un hangar couvert de tôles, une dégauchisseuse,
une raboteuse, un tour ... Je crois bien que c’était tout. Ah si ! Il y avait
une fraiseuse que Jean Brix était allé chercher lui-même en France au prix de
je ne sais quelle débrouillardise et il y avait une scie à ruban et une scie
circulaire.
Pendant un temps on parla de
fabriquer des manches à balais. Il avait trouvé, paraît-il, un débouché quelque
part ... Des manches à balais ! ... Après tout pourquoi pas ? - Il paraît que
cela se fabrique avec d’énormes taille-crayons ! Je n’ai pas eu le temps de
voir ces machines en place.
En ce qui concerne mes meubles, nous
avions vu un peu grand : Le buffet est immense, je ne sais si nous pourrons
vraiment le garder chez nous. La table ronde est vraiment lourde ... Mais Dieu
que j’aurai de peine si je devais m’en séparer ! ... J’ai vu les artisans
tailler leurs outils dans l’acier des lames de ressorts de camions, les affûter
... Y a-t-il un prix pour ce travail ?
Y a-t-il un prix pour l’étuvage de
ces bois qui n’étaient pas secs, pour ces moulures et pour ces sculptures qui
furent exécutées par des hommes accroupis, travaillant à genoux, à même la
dalle de ciment !
- ” Mais si les Viets arrivent au
Laos, non, ils ne me trouveront pas là ! Je sais ce qu’est la souffrance !”
Le Père Brix avait vécu pendant vingt
ans au Vietnam.
- ”Un jour, je me suis trouvé coincé
en haut d’un piton, parmi un groupe de montagnards “Khâ”, opposés aux “Viet”
Les “Viet” occupaient tout le tour du piton. Mes compagnons avaient un mortier
de quatre-vingts, mais il ne savaient pas s’en servir ... Je l’avais appris,
moi, mais vous ne voyez pas un “curé” canarder à coups de mortier ? ... J’ai
cependant regardé mes doigts, déjà écrasés par la Gestapo ...
Je n’ai pas tiré, non, je n’ai pas
tiré moi-même mais, croyez-moi, j’ai expliqué aux “Khâ” comment il fallait s’y
prendre ! Dieu nous a aidés.
Je l’ai vu souffrir pour les autres
beaucoup plus que pour lui . Je ne l’ai jamais entendu pontifier ni
décider du Bien et du Mal.
- ” Vous me dites que vous avez fait
ceci. Et qui vous dit que ce n’était pas, exactement, ce qu’il fallait faire ?
“
Et puis ... Et puis il y a quelques
histoires dont j’ai conservé le souvenir, et qui font partie de la légende
qu’il est pour moi devenu ...
Il participait à tous les événements
de notre vie familiale. pour Noël, il offrit un billard à mes enfants. Un
billard de sa fabrication, sinon de sa conception :
On lançait une toupie avec une
ficelle. Elle parcourait plusieurs cases en faisant tomber les quilles qui s’y
trouvaient. On comptait les points. Je dois l’avoir encore quelque part, ce
billard !
Il racontait un jour :
- ” Lorsque j’étais au Grand
Séminaire, je m’inquiétais tout de même : J’aurais voulu savoir pendant
combien de temps me tenterait le démon de la chair, qui me tentait comme tout
le monde ...
- ” On finit par s’y habituer, me
répondait mon directeur de conscience, avec l’aide de la prière ... Mais en
fait, ce Démon-là ne nous lâche guère avant la cinquantaine. Il faut apprendre
à lutter, et se souvenir que l’on a prononcé des vœux de chasteté ! “
Un jour, racontait le Père Brix ...
C’était au Vietnam... En ce temps-là les prêtres n’avaient pas abandonné la
soutane ... Je revenais d’une tournée dans la montagne. J’étais à cheval ...
Une rivière à traverser. Mouiller ma soutane ? Cela signifiait terminer ma
tournée avec un vêtement trempé, un tissu rêche, qui mouille , gratte et coupe
la peau, provoquant des échauffements cutanés. Je considère le site :
Les rives sont bordées de roseaux, il
n’y a personne ni d’un côté ni de l’autre ... La rivière n’est pas très large
... J’enlève ma soutane, je la plie, je la pose sur ma tête ... et je lance mon
cheval dans la rivière. La traversée, ma foi, s’avère facile.”
- ” Ah bien oui ! Je déboule dans les
roseaux ... Toutes les femmes du village voisin étaient là, faisant leur
lessive ! Comment ne les avais-je pas entendues ? Des rires ! Des moqueries !
Sans doute croyaient-elles que je ne comprenais pas le Vietnamien ? _ Toujours
est-il que je les entendis s’esclaffer : « Il les a roses comme celles du
buffle du village ! » - Il n’y avait aucune ambiguïté sur la nature des
choses dont elles parlaient : C’est vrai que celles des buffles sont roses !”
_ ” Mais, voyez-vous, me dit mon
directeur de conscience (Il m’avait accompagné sur le quai où je prenais le
bateau pour la première fois), voyez-vous, je vous ai dit que le Démon de
la chair vous tourmenterait jusqu’aux alentours de la cinquantaine... J’ai,
moi-même, largement dépassé la soixantaine : Il me tourmente encore !”
Je ne voudrais surtout pas donner
l’impression d‘une quelconque trivialité. L’acte le plus pratique, le plus
quotidien, était baigné de tolérance et d’humanité. “Un Homme”, c’est le titre
que j’ai donné à ce récit et c’est bien d’un homme que je parle, dans toute sa
complexité, avec toute l’amitié qui en émanait.
Il me faut pourtant conter une autre
aventure, sans quoi le portrait que j’aurais tracé serait incomplet.
Au préalable, et ce n’est pas une
digression à vraiment parler, il faut que je revienne à deux autres personnages
hors du commun .
Le Père Brix avait loué sa maison, ou
bien l’avait-il prêtée ? _ je n’ai pas à en savoir, toujours est-il que
logeaient dans sa maison la “Mère Kiki” et son mari “Gros Loulou “ ! C’était un
couple remarquable à bien des points de vue. Lui, était orthopédiste,
employé par l’Organisation Mondiale de la Santé. Et Dieu sait s’il avait à
faire, dans cette zone et en ces temps troubles de guerres ! La minceur n’était
pas sa qualité première, l’adjectif accolé à son sobriquet le dit assez. Mais
en plus, il avait une jambe raide, la gauche si mes souvenirs sont bons. Pour
un orthopédiste, ce n’était déjà pas mal, on en conviendra !
Mais ce n’était pas assez : son
épouse, la “Mère Kiki”, femme de caractère s’il en est, on le verra plus loin,
était elle-même ... unijambiste ! Sa jambe droite était remplacée par une sorte
de pilon. Quand ils allaient ensemble, l’un clochait à droite, l’autre clochait
à gauche ! Autrement dit, le couple paraissait dès l’abord parfaitement qualifié
en matière d’orthopédie.
La “Mère Kiki” travaillait pour une
agence de voyage. Elle prenait souvent l’avion. De ses voyages, elle ramenait
toujours quelque chose pour les amis. Ce jour là, nous partions en pique-nique
au bord du Mékong. Elle offrait des fromages. Des fromages ! Vous pensez, au
Laos, des fromages fraîchement rapportés de France !
_ ”Mais la douane ? “
_ ” Je les avais placés dans le creux
de ma jambe artificielle. J’ai délacé celle-ci et je l’ai passée à mon mari
par-dessus le comptoir des douaniers ! “
Mais il y eut d’autres aventures,
dont une qui est inoubliable !
Imaginez : “Gros Loulou” avait
disparu, mais disparu ... depuis hier soir !
_ ”Oh ! Je sais bien où il st, dit la
“Mère Kiki”. Il est encore (c’était donc si fréquent?), il est encore
parti au bordel ! Il ne pourra rentrer que lorsqu’il sera dessaoulé ! Mais
cette fois-ci, cela ne se passera pas comme ça ! Je vais aller le chercher, et
je le trouverai, même si je dois visiter tous les bordels de Vientiane !
(Ils étaient nombreux en effet,
même si les Américains avaient déjà évacué le Laos ... )
Ce qui était grave, c’est que la
“Mère Kiki” était armée d’un pistolet ! Elle avait une arme de gros calibre, ce
qui s’expliquait par les événements. Elle saute au volant de sa voiture, bien
décidée cette fois-ci à “lui faire la peau” !
Qu’auriez vous fait, à la place du
Père Brix ? Il prend le volant, et les voilà partis tous les deux pour faire la
tournée des bordels ! Au moins pouvait-il espérer calmer les choses ... Je ne
sais combien de bordels ils visitèrent. En chemisette blanche, le père Brix
menait les recherches comme il pouvait. Il parlait couramment le Lao et le
Vietnamien, ce qui facilitait les choses ... Ils trouvèrent “Gros Loulou”
cuvant comme il se doit ... cuvant l’opium ou bien l’alcool, je ne sais. Ils le
ramenèrent à la maison;
Jusque là, le Père avait réussi à
maintenir le calme. Il en fut tout autrement quand on arriva ! Imaginez la
scène :
“Gros Loulou” court autour de la
maison, aussi vite que le lui permettent sa patte raide et son état embrumé !
La “Mère Kiki” court après lui en sautillant sur sa jambe artificielle. Elle
brandit un Colt 45 chargé.
_ ” Salaud ! hurle-t-elle, cette
fois-ci, j’aurai ta peau ! “
Le Père Brix, qui vient derrière,
essaie de calmer les deux autres ! On ne peut guère imaginer scénario plus
invraisemblable !
Bref, le Père fut vainqueur, puisque
je retrouvai les trois protagonistes en vie ! Épiloguez donc si l’envie vous en
prend : Fît-il pas mieux que de laisser aller les choses ?
Je lui avais écrit en Guyane, après
l’avoir aperçu sur mon écran de télévision.
_ ” Il ne risquait pas de te
répondre. Il était dans un hospice, à Vannes. Il serrait les dents : “ Tu sais,
ça fait mal !”
- “Il n’est pas possible que la
parole de Jésus Christ ne parvienne pas à convaincre les hommes. Si nous ne
l’avons pas accueillie, elle trouvera d’autres cheminements ! “
Je crois bien que lorsque Jean Brix,
Oblat de Marie Immaculée, me faisait cette déclaration , la seule qu’il m’ait
jamais faite sur le thème de la religion, il était en train de me montrer des
Bouddhas, en bustes ou dont on lui demandait de monter les têtes sur des socles
de bois ! (On avait découvert non loin de là, de l’autre côté du Mékong, et
donc en Thaïlande, une immense métropole antique dont se trafiquaient les
bronzes!)
_ ” La nouvelle ère des idoles, me
dit-il, mais il faut que je donne du travail à mes compagnons ! “
Cathédrale de Reims : L'ANGE AU SOURIRE.
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