OLÉRON ET LA PROVENCE
À la maison, nous dansions quand les
filles du Marquis venaient dîner. Après avoir mangé des brochettes sur la
terrasse, nous repoussions les meubles contre les murs de la salle à manger et
nous mettions en route le tourne-disques « Teppaz. ». Je dansais très
mal. Et je ne danse pas mieux maintenant. Mais j'étais ... Je peux bien le
dire, j'étais amoureux. De qui ? -De toutes les filles du Marquis, toutes à la fois
et elles étaient cinq ! J'aimais, et je prétends que l'amour préexiste à la
rencontre de son objet. Pour l'instant, il était diffus. Il n'y avait pas
vraiment d'objet, mais il était bien là.
Nous dansions le paso-doble, avec des
allures espagnoles et la samba brésilienne. J'aimais ... L'aînée avait une
lourde chevelure châtain, elle était coiffée de rouleaux qui lui faisaient une
couronne, la seconde était blonde, la troisième était la plus proche de nos
âges. Le dimanche, ou bien pendant les périodes de vacances, nous faisions de
longues balades à bicyclette.
- "T'en souviens-tu, nous
escaladions le massif des Maures, en file indienne ou bien par paires.
L'époque était bizarre : la guerre
était si proche encore et si lointaine tout à la fois ! Elle avait laissé ici
si peu de traces ... Les vignes étaient bien alignées, bien soignées, les
façades étaient passées à l'ocre, les trains roulaient, crachant la fumée et
tirant leurs chargements de bauxite. Le "SOIR du GRAND SOIR" n'en finissait pas
d'approcher.
- " Mais De Gaulle a fait
rentrer Thorez et il y a des Ministres Communistes !"
Qu'est-ce que c'était, en fait, qu'un
"Communiste"? - Il fallait les craindre.
Y avait-il eu, ici, des Résistants ?
- Il y en aurait eu.
Le gendre du proviseur du lycée de
Draguignan s'appelait François Mitterand. -" Il en parle assez pour que
nous le sachions", disait mon frère aîné qui fréquentait cet
établissement.
- "Mon gendre François ",
disait-il. Et le proviseur, lui, s'appelait Monsieur Gouze. Ses élèves le
surnommaient "Lauk", bien sûr. Pourquoi "Lauk" ? Ce mot
désigne l'oie en Provençal ... Pourquoi" l'oie" ? _ À cause de
"goose", en Anglais ! François ? – C’était François Mitterand,
bien sûr !
Notre file de bicyclettes s'engageait
dans des chemins invraisemblables, non goudronnés et caillouteux. On longeait
des talus, on passait entre les oliviers et les pins. Nous finissions toujours
par arriver dans un hameau. Ce n'était jamais le même, mais ils étaient tous
déserts. Le foin se trouvait encore au râtelier des étables, il y avait de
l'eau dans le puits et le seau pendait à la chaîne. La fontaine coulait.
Le hameau comptait cinq ou six
maisons vides aux portes et aux volets battants. Les murs étaient faits de la
même pierre dont on avait construit les terrasses aux flancs des collines. Aux
façades, il y avait des roses épanouies, il y avait des fruits aux branches des
amandiers et des figuiers. Les vignes étaient un peu devenues folles, mais il y
avait des grappes sous les feuilles.
Souvent, dans ces hameaux intacts, j'ai
trouvé à terre, brisée, une plaque de marbre. En la reconstituant à la manière
d'un puzzle, on pouvait déchiffrer une inscription qui indiquait que là s'était
installé un Chantier de Jeunesse.
- "Maréchal, nous voilà !"
- Je connaissais cela. Je savais les blousons, les pantalons de golf, les
badges et les bérets. Le mât du drapeau était encore en place. On pouvait
imaginer toute une animation ... J'en verrai, tout au long de ma vie, des
plaques brisées, de marbre ou de bronze ! J'en entendrai, des chants de gloire!
Dans les maisons de ces hameaux, les
meubles avaient disparu, les fenêtres étaient ouvertes, qui donnaient sur des
panoramas éblouissants de paix, de beauté et de lumière, toujours dans le chant
des cigales ! Sont-elles encore debout, ces maisons ? Je les pense habitées par
de blonds Hollandais et leurs enfants, par des familles anglaises, ou par des
familles allemandes, aux jours d'été. L'eau des fontaines coule-t-elle, claire
encore ?
Nous cherchions des
"moines" sous les pierres des murets de terrasses. Ce sont de petits
escargots blancs ou rayés de noir. La Mère Fournier préparerait la "suçarelle" à l'épaisse sauce.
Vous prenez une coquille entre deux doigts, vous sucez ...Tous les parfums des
herbes de Provence !
Nous étendions une nappe sur le sol.
Nous sortions le déjeuner. Après avoir bien ri et bien mangé, nous partions
dans la garrigue pour grappiller. Nous rencontrions ici une grappe, ici un
abricot, là une pêche ou une poignée d’amandes vertes. Nous rentrions tard le
soir.
L'été, ma famille prenait le train et
partait dans l'île d'Oléron, par Toulouse et Bordeaux. Debout dans le couloir
du wagon ou bien allongé sur le plancher, dans un soufflet. L'air sentait le
charbon. Au gré des courbes de la voie nous apercevions la locomotive. Nous
recevions des escarbilles dans les yeux. Nous arrivions épuisés.
Nous rendions d'abord visite à ma
grand'mère paternelle, à Rochefort. Notre maison était louée, mais elle
occupait un petit appartement dans le fond de la cour, au premier étage. Elle
vivait seule, cousant, tricotant, faisant du crochet, brodant des coussins.
-"Elle a de l'or au bout des
doigts. Pourquoi n'a-t-elle jamais voulu travailler ?"
J'aimais bien ma grand'mère mais je
ne la voyais que rarement. Lorsque nous allions la voir, il semblait toujours
qu'un malaise s'installait entre elle et mes parents. On parlait peu. On
soupirait beaucoup. Ah ! les non-dits, dans les familles ! Pourtant elle
m'écoutait, elle, elle me parlait lorsque nous en avions l'occasion. Mais il me
semblait qu'en me parlant, elle se surveillait, comme si on avait pu la
surprendre et lui faire des reproches. Ma grand'mère ne m'accablait pas, elle,
sous les poids accumulés de mes "sottises" !
Oh ! Et puis quelles
"sottises" ?
J’avais laissé un jour tomber le seau
au fond du puits ... J'avais raconté je-ne-sais-quoi, pour essayer de me faire
valoir un peu ... En fait, ce que l'on ne me pardonnait pas, c'était mon manque
d'intérêt pour les études. En cela, je n'étais pourtant pas le premier dans la
famille, je crois. Quant aux sottises ... D'autres ont fait beaucoup mieux
depuis !
Pendant un temps, mon grand-père
maternel habita au fond de la même cour que ma grand'mère paternelle, avec sa
compagne qui, dit-on, avait été sa bonne. Il y eut des prises de becs
homériques entre le rez-de-chaussée et le premier étage. ! Le grand-père
accusait la grand'mère de balayer intentionnellement les poils de son loulou de
Poméranie par-dessus son balcon.
Ma grand'mère était veuve depuis
l'âge de vingt ans. Elle avait vécu très peu de temps à Madagascar, où mon père
était né. Elle était revenue de là-bas seule avec son bébé. Je crois que mes
parents n'ont jamais admis qu'elle demeurât chez nous sa vie entière, sans
travailler.
Il y a toujours eu autour du
personnage de mon grand-père paternel quelque chose qui tenait du mystère. Il
était mort là-bas, à Majunga sans doute. Je comprenais qu'il n'avait guère
réussi dans sa vie. Je savais qu'il avait été "Commis aux Écritures"
dans l'Administration Coloniale, aux alentours de mille neuf cents ...
Un jour, je trouvai dans un tiroir
une lettre dont l'enveloppe jaunie ne portait aucune mention de son auteur. J'y
lisais : -"Pauvre Léon, lui qui aimait tellement son enfant" !
En fait, le grand homme de la
famille, celui qui est à la fois l'aïeul et la référence, c'est mon
arrière-grand-père paternel. Je possède une photo de lui, encadrée de bois
doré, veste à boutons dorés, feuilles de chêne brodées d'or, assis sur un
fauteuil, l'épée sur les genoux. Il a la tête nue, mais son bicorne n'est pas
loin. Il arbore de larges rouflaquettes ... Ludovic Savatier, Médecin en Chef
de la Marine nationale. Il porte la médaille d'Officier de la Légion d'Honneur.
Il a été l'un des tout premiers européens à pénétrer au Japon, faisant partie
aux environs de la moitié du dix-neuvième siècle, d'un groupe de français
installé là-bas pour y construire un arsenal. Il y resta plus de dix ans. C'est
un botaniste célèbre.On raconte que, passant par la Chine, il se trouvait
présent lors de la mise à sac du palais d'été. La soldatesque franco-anglaise
pillait les bronzes et les porcelaines.
Il sortit du palais, lui, avec
une rose à la main ! L'histoire est belle, il faut la conserver; Elle est
crédible puisque ses collections, son herbier, très important, est toujours
exposé au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. En fait, elle est fausse sans
doute : les dates ne lui permettaient pas de se trouver en Chine à ce
moment-là. Mais elle est si belle, cette histoire ! J'ai vu des universitaires
japonais en Oléron, venus tout spécialement pour avoir accès aux archives
familiales et visiter la maison de Ludovic Savatier. Cette maison a été vendue
…
-" La grand'mère a tout
dilapidé. Elle s'est fait escroquer par son notaire."
A dire le vrai, la grand'mère n'y a
jamais été pour rien. J'ai retrouvé une reconnaissance de dettes : son mari
avait emprunté une forte somme, avant son mariage et son départ pour
Madagascar. La pauvre femme avait tout payé. Silence dans la famille.
- "Elle a tout vendu. Il y avait
des porcelaines précieuses, des étoffes de soie" ! ... Et pourquoi pas des
Bouddhas en or pendant qu'on y était ! Il ne reste presque rien ... Il n'y eut
jamais rien d'autre, disent certains, rien que le portrait d'une jeune
Japonaise, jouant d'une sorte de guitare ronde à cordes multiples ... Et puis
des mots, il reste des mots ... Qui ne furent pas toujours tendres !
L'histoire de la succession de
Ludovic Savatier est beaucoup plus compliquée que cela, je ne l'apprendrai
qu'aux alentours de mes cinquante ans et je me demande encore pourquoi on l'a
faite si compliquée ...
Mon grand-père maternel, lui, était
un homme d'un autre genre. Quel personnage ! Il avait, disait-on, construit et
dévoré plusieurs fortunes, de vraies fortunes ! Je sais qu'il avait été, à un
certain moment de sa vie chef de rayon aux Grands Magasins du Bon Marché. Il
avait des attaches, je crois, dans les Vosges. Il avait aussi vécu à Auxerre.
Périodiquement, et je n'ai jamais su pourquoi, il déshéritait ma mère, sa
fille. Il avait possédé un authentique château, peut-être deux. Il avait été
zouave en Algérie et y avait construit des routes. Son beau-frère, l'oncle
Pierre, disait en parlant de lui :
-" Ton grand-père, quand il
n'avait plus un sou, il frisait sa moustache, il mettait son habit, prenait son
chapeau ... Il allait sur les Champs-Élysées ... Il revenait riche ! C'est fou,
le succès qu'il pouvait avoir auprès des femmes ! "
Époque de grands sauriens : Sur une
branche collatérale de mon arbre généalogique figurent Jose-Maria de Heredia,
Pierre Louÿs, Henri de Régnier et René Doumic ... Sait-on que, désargenté,
Pierre Louÿs s'installa dans un hôtel de Biarritz pour y écrire un livre ... Ce
livre, il ne l'écrivit jamais ... Il déménagea à la cloche de bois faute de
pouvoir payer sa pension et celle de sa femme ... qu'il laissait en gage !
C'était la Belle Époque !
C'était la grande Époque !
Mon grand père et l'oncle Pierre
avaient tous deux débuté comme garçons de courses chez Hachette! Les deux
derniers avatars de cette vie méritent d'être racontés. Ils valent leur pesant
de sous-percés !
Mon grand-père, en mille neuf cent
trente-neuf, possédait une villa dans le Parc, à Royan. C'était un homme avisé
: Il avait prévu la guerre. Il avait prévu (allez donc savoir pourquoi ! ) la
destruction de Royan. Il avait donc vendu sa villa, dénommée
"Clair-Matin". Il avait placé ses meubles au garde-meubles.
L'Histoire lui donna raison : À la fin de la guerre, Royan était détruit ...
Mais la villa était encore debout ! Par contre, le garde-meubles, lui, n'était
plus que décombres. En tout et pour tout, accompagné de mon père, mon
grand-père n'en retira qu'une commode dont il fallut refaire le placage décollé
par la pluie !
Après avoir habité chez nous, à
Rochefort, il perdit sa compagne. Il alla l'enterrer à Auxerre, puis il revint
et compulsa son carnet d'adresses. Il en parcourut toutes les pages, s'arrêta
sur un nom ... C'est ainsi qu'il reprit femme pour la dernière ligne de sa vie.
La fiancée était tout juste retraitée des Postes ... Il avait, lui,
quatre-vingts quatre ans !
- " Et vous savez, il fonctionne
encore, le grand-père ! "
Il ne vécut pas jusqu'à cent ans,
mais il s'en fallut de peu.
ST. Georges d'Oléron, berceau de ma famille.
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