LA TOUSSAINT
C'est la Fête des Morts ou c'est la
Fête de tous les Saints ? _ Qu'importe, et qui vraiment les distingue ? _ C'est
Novembre qui vient. Il pleut, évidemment. Tous les ans, il pleut à la
Toussaint. Mais il ne pleut pas vraiment, juste un petit crachin. A vrai dire,
un nuage très bas qui s'étend sur la terre. On ne verra pas le ciel
aujourd'hui. Les toits sont luisants, les trottoirs aussi.
_ " Si tu sors, mets ton imperméable et
prends un parapluie."
_ "Tiens, c'est vrai, il n'y a pas le
moindre souffle de vent. Je peux prendre mon parapluie".
Dès que la porte est ouverte, on s'aperçoit qu'en
fait, il ne pleut plus du tout. La rue est envahie par la ouate, une ouate
épaisse, moelleuse, enveloppante, humide, bien sûr, mais en quelque sorte très
douce, très rassurante. On y baigne. Allons, inutile de déplier le parapluie !
À la Toussaint, l'air a le goût du miel, un miel qui
serait âcre un peu, parfumé de cinéraire, d'absinthe, de mélisse. Miel tiède,
douçâtre. Ce n'est pas triste, la Toussaint. C'est la fête, une fête un peu
mélancolique sans doute, mais c'est la fête. Fête du souvenir, et le souvenir
est chose très douce car ne reviennent en mémoire que les choses douces, la plupart
du temps .
Penser à la grand'mère et à ses aiguilles à
tricoter, qu'elle croisera et décroisera éternellement, son ouvrage sur les
genoux et qui, petit à petit s'allonge. Penser au grand-père, à la canne qu'il
balance tandis qu'il raconte, qu'il raconte ... Penser à tous ceux qu'on a
connus et qu'on a accompagnés là, un jour, vers le cimetière de la ville.
Le cimetière, c'est aujourd'hui un champ de fleurs,
et ce sont ces fleurs qui donnent à l'air son goût de miel. Dès qu'on entre
dans le quartier, ils sont là, les marchands de fleurs ... Des chrysanthèmes,
presque partout : Tout au long des trottoirs, au pied des murs, jusque dans
l'ouverture du portail. Ce n'est pas triste la Toussaint. Qui prétendrait
qu'elles sont tristes, les fleurs des chrysanthèmes ? Il y en a de toutes les
couleurs, de toutes les tailles, de toutes les formes : Des simples, des
sophistiquées, des frisées. Il y en a qui font des boules, d'énormes boules,
d'autres forment, issues d'un même pot, un fastueux bouquet, une gerbe presque,
de petites fleurs serrées les unes contre les autres. Il y a du violet, du
blanc, du jaune, du brun mordoré, de l'or, de la moire.
Les aviez vous vues, ces rangées de plantes
en pots, sous les serres des horticulteurs ? Lorsque vous étiez allé là-bas en
visite, toutes les feuilles étaient saines, fraîches, mais les fleurs, toutes,
étaient encore en boutons, fermées sous les sépales bien serrés. Un petit tuyau
noir courait au sol, distribuant l'eau d'arrosage au goutte à goutte, par des
embranchements multiples. On pensait inévitablement à un élevage de petits
poussins ... Eux aussi sont abreuvés au goutte à goutte ... Sous les serres,
tout est mesuré : L'eau, bien sûr, mais aussi la température, l'éclairage, l'humidité
de l'air, que sais-je encore ! ... Dame, c'est pour le jour de la Toussaint que
les fleurs doivent être épanouies, ni la veille, ni le lendemain. Les boutons
devront tous éclater au même instant. Le goutte à goutte est une clepsydre ...
A la dernière goutte, tout doit exploser ... Et tout explose en effet, de
toutes ses merveilles !
Autrefois, les pots de fleurs
arrivaient sur de longues voitures à bras, poussées par des garçons en
tabliers. Ces voitures, c'était des massifs de fleurs ambulants ! Maintenant,
ce sont des camionnettes qui livrent jusqu'aux approches du cimetière. On les
décharge et on distribue les pots :
_" N'oublie pas la grand'mère. Tu lui
mets trois pots, des frisés mordorés ...
Je la vois, ma grand'mère. Elle est paisible.
Elle tricote un tapis de fleurs mordorées qui s'allonge. Le cimetière entier
est rempli de tapis de toutes les couleurs. Mon grand-père avance à petits pas
dans une allée sablonneuse, en faisant tourner sa canne. Écoute, il raconte ...
Des deux côtés de l'allée, il y a des fleurs, des quantités de fleurs ... Et
vous voudriez que je sois triste ? ... Acceptez que la mélancolie me soit
douce.
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