samedi 26 janvier 2019

DU MIEL DE L'HYMETTE !




LES ABEILLES












                    Chez nous, on ne fait pas transhumer les

 ruches. Il y a suffisamment de fleurs pour ne pas

transporter les colonies d'abeilles d'un endroit à un autre

 comme on peut le faire dans certaines régions, et

particulièrement en Provence.




           





Il est vrai que c'est une belle image : Le "berger des

abeilles", qui roule les ruches de la plaine à la vallée, de

 la vallée à la montagne. En Charente, le rucher est

 installé une fois pour toutes, suffisamment à l'ombre,

 suffisamment au soleil. On y perd en poésie quelque

peu, j'en conviens. On le dispose souvent en lisière de

 forêt. Les abeilles affectionnent particulièrement le

pollen des trèfles, de la luzerne et du sainfoin; il ne faut

 donc pas les tenir trop éloignées des prairies. Elles font

 leur meilleur miel avec le pollen des fleurs d'acacias, ou

 tout au moins des robiniers, ou faux acacias. Il faut donc

 que le rucher soit placé assez près des bois. 














                       Il ne faudrait pas croire que l'apiculteur se

contente d'attendre, tout au long de l'année pour, la

 saison venue prélever ce que les hyménoptères laborieux

 auront amassé afin de nourrir leurs bébés. Il faut

 surveiller les ruches, éloigner les prédateurs, éliminer

 les agents d'infection, veiller à ce que les réserves

alimentaires soient suffisantes, les compléter

 éventuellement. Il faut, lors de l'essaimage, suivre le

 déplacement des colonies, assurer les captures,

 aménager les nouveaux logements. Il y a un moment

 pour mettre en place les hausses, installer les cadres

 gaufrés pour les nouveaux couvains. Il y a le moment de

 la récolte, où l'on enfume les ruches, où l'on sort les

cadres. On les place dans une cantine métallique et on les

 emporte à la maison.













                      Aujourd'hui, on va centrifuger les cadres

 pour récolter le miel. Le Gros Pierre procède à cette

 opération dans l'entrée de son chai. C'est toute une

 cérémonie. Pensez donc, le miel, fruit de la

 transformation du nectar butiné dans les fleurs ! Le

 Gros Pierre a revêtu un peu de la majesté du druide ! Il

 a mis un ample tablier bleu, dont le plastron remonte

 jusque sous le cou. Il a chaussé des bottes, lacées en

 haut de leurs tiges pour que les insectes n'y pénètrent

 pas. Il a endossé une veste floue, pour ne pas être piqué

 à travers le tissu. Il porte des gants, lacés aux poignets.

 Sur la tête, il a placé un canotier de paille : Tout à fait

 idéal pour cette opération, le canotier ! _ Une rigidité

 suffisante, des bords assez larges mais point trop. Une

 voilette de tulle est fixée tout autour du chapeau, elle

protège le visage avant de rentrer dans le col de la

 chemise. Cet équipement qui fait un peu penser à celui

 d'un scaphandrier est tout à fait indispensable : Il

 protège des piqûres. Dans la plupart des cas, une piqûre

 d'abeille, ce n'est rien, mais il arrive que certaines

 personnes soient allergiques et développent de très

 dangereux oedèmes. J'ai vu mon père au lit, la face

incroyablement gonflée, les yeux boursoufflés, les lèvres

 enflées. Le Gros Pierre, qui sait mon envie d'assister à

 l'extraction du miel, m'a revêtu de la tenue protectrice. 













                       La cantine est là, de métal gris, bien close

car, avec les cadres que l'on a prélevés dans les ruches,

 on n'a pas pu faire autrement, bien évidemment, que

 d'enfermer quelques abeilles. La cuve de l'extracteur est

 un cylindre métallique d'un mètre de haut, étamé. Le

 cylindre est perché verticalement, sur quatre pieds, bien

 stable. Au centre de la cuve se trouve un axe, auquel on

 fixera les cadres, l'un après l'autre. C'est moi qui aurai

 l'honneur de tourner la manivelle lorsque le couvercle de

 la centrifugeuse sera refermé ...









                 _"Pas trop vite ... Assez vite cependant ...

 Régulièrement !"













                      À la main gauche, le Gros Pierre tient un

 soufflet muni d'une boîte dans laquelle brûle sans

 flamme un morceau de toile de sac, légèrement

 mouillée. Le soufflet se termine par un bec. Quand on

 l'actionne, il en sort un jet de fumée. Le Gros Pierre,

 bien sûr, m'en a envoyé un dans la figure : Acre fumée

 jaunâtre, épaisse, qui brûle les yeux et vous fait tousser.

 Je recule. Je m'approche à nouveau : L'envie de

participer au cérémonial est plus forte que ma crainte,

 plus puissante que ma toux qui me plie en deux.










                       Voici le couvercle de la cantine ouvert,

 rapidement refermé. Le Gros Pierre a enfumé la cantine,

 ce qui engourdit les abeilles, paraît-il. Il a saisi trois ou

 quatre cadres de bois. Il y passe une balayette préparée

 à cette intention, pour en éliminer les quelques dizaines

 d'insectes qui s' accrochaient. 










                     _"Hum ! Le cadre n'est pas plein, me dit-il

 dès la première manipulation. Il me montre : Dans toute

 une partie de la gaufre de cire jaune, les alvéoles sont

 ouvertes, vides ... Que s'est-il passé ?















                     _" Elles ont dû être dérangées par des

araignées rouges, ou bien par des fourmis. Regarde, elles

 ont, ici, construit un rempart de propolis. (Le propolis,

 c'est une matière qui ressemble à du carton mâché,

 qu'elles secrètent pour boucher les trous ou pour

 protéger le couvain).




                        Très peu de cadres sont touchés,

 heureusement. Le Gros Pierre saisit un couteau à longue

 et large lame plate. Il le passe bien à plat sur la gaufre

 pour ôter les opercules des alvéoles. 












                        _"Regarde, tu vois le miel ?" _ J'approche


mon nez. Le Gros Pierre, bien sûr, me colle le cadre

dessus, mais c'est sans effet : La voilette m'a protégé.

 Pourtant, j'ai vu le miel : Il tremblote au fond des

alvéoles hexagonaux. 




                     







                         Cadres fixés dans l'extracteur, couvercle

fermé, je tourne la manivelle. Après quelques essais, j'ai

 trouvé la bonne vitesse et le bon rythme.

Et cela sent bon ! ... Nous avons surtout du miel d'acacia

 cette année. Il est blond, clair et bien liquide : Un miel

digne des dieux de l'Olympe ! 




                       Tout fier de mes connaissances récemment

acquises je réponds du tac au tac : 



                        _"Du miel de l'Hymette, n'est-ce pas ?"












                    _ "Il vaut le miel de l'Hymette. C'est celui que

 consommaient les dieux. C'est avec celui-là qu'ils

 faisaient l'hydromel dont s'enivrait Aphrodite, la déesse

 de l'amour ! " _ "Mais ne t'endors pas, tourne la

manivelle !"













                      Le moment venu, je soulevais le couvercle

de la centrifugeuse ... Ah ! Mes amis ! Cette odeur ! ... Et

 puis, moi qui ne mange du miel que très rarement, je

 cassais un morceau de gaufre et je mordais à belles

 dents dans la cire. Ah ! Mes amis ! Le miel emplit la

bouche, enduit la langue, le palais et les dents. Il s'écoule

 dans le gosier. C'est sirupeux, épais, un peu collant, c'est

 sucré, cela sent la fleur d'acacia, la fleur des prés. Plus

que la saveur, Monsieur, c'est l'odeur, que je retrouve

 encore, lorsque j'y pense. La cire s'agglomère en

boulettes sous vos dents, elle est malléable, un peu

sableuse ... 







                       Je vous le disais, la cérémonie de

 l'extraction, c'était à peu près la seule occasion pour moi

 de manger du miel, à même la cire. Le Gros Pierre est

 mort depuis longtemps. Les ruchers ont disparu. J'ai

 conservé les odeurs et les saveurs en mémoire, plein les

 narines encore, et plein les papilles. Et puis, le miel,

 quand on le verse dans les bocaux de verre ... Plus

 limpide, plus beau que l'ambre, plus beau que la topaze

 ... De l'or ! De l'or, vous dis-je ... De l'or liquide, tel qu'il

 coulait autrefois dans les ruisseaux du Paradis Terrestre


 ... À y tremper le doigt !




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