LES ABEILLES
Chez nous, on ne fait pas transhumer les
ruches. Il y
a suffisamment de fleurs pour ne pas
transporter les colonies d'abeilles d'un endroit à
un autre
comme on peut
le faire dans certaines régions, et
particulièrement en Provence.
Il est vrai que c'est une belle image : Le
"berger des
abeilles", qui roule les ruches de la plaine à
la vallée, de
la vallée à
la montagne. En Charente, le rucher est
installé une
fois pour toutes, suffisamment à l'ombre,
suffisamment
au soleil. On y perd en poésie quelque
peu, j'en conviens. On le dispose souvent en lisière
de
forêt. Les abeilles
affectionnent particulièrement le
pollen des trèfles, de la luzerne et du sainfoin; il
ne faut
donc pas les
tenir trop éloignées des prairies. Elles font
leur meilleur
miel avec le pollen des fleurs d'acacias, ou
tout au moins
des robiniers, ou faux acacias. Il faut donc
que le rucher
soit placé assez près des bois.
Il ne faudrait pas croire que l'apiculteur
se
contente d'attendre, tout au long de l'année pour,
la
saison venue
prélever ce que les hyménoptères laborieux
auront amassé
afin de nourrir leurs bébés. Il faut
surveiller
les ruches, éloigner les prédateurs, éliminer
les agents
d'infection, veiller à ce que les réserves
alimentaires soient suffisantes, les compléter
éventuellement. Il faut, lors de l'essaimage,
suivre le
déplacement
des colonies, assurer les captures,
aménager les
nouveaux logements. Il y a un moment
pour mettre
en place les hausses, installer les cadres
gaufrés pour
les nouveaux couvains. Il y a le moment de
la récolte,
où l'on enfume les ruches, où l'on sort les
cadres. On les place dans une cantine métallique et
on les
emporte à la
maison.
Aujourd'hui, on va centrifuger les cadres
pour récolter
le miel. Le Gros Pierre procède à cette
opération
dans l'entrée de son chai. C'est toute une
cérémonie.
Pensez donc, le miel, fruit de la
transformation du nectar butiné dans les
fleurs ! Le
Gros Pierre a
revêtu un peu de la majesté du druide ! Il
a mis un
ample tablier bleu, dont le plastron remonte
jusque sous
le cou. Il a chaussé des bottes, lacées en
haut de leurs
tiges pour que les insectes n'y pénètrent
pas. Il a
endossé une veste floue, pour ne pas être piqué
à travers le
tissu. Il porte des gants, lacés aux poignets.
Sur la tête,
il a placé un canotier de paille : Tout à fait
idéal pour
cette opération, le canotier ! _ Une rigidité
suffisante,
des bords assez larges mais point trop. Une
voilette de
tulle est fixée tout autour du chapeau, elle
protège le visage avant de rentrer dans le col de la
chemise. Cet
équipement qui fait un peu penser à celui
d'un
scaphandrier est tout à fait indispensable : Il
protège des
piqûres. Dans la plupart des cas, une piqûre
d'abeille, ce
n'est rien, mais il arrive que certaines
personnes
soient allergiques et développent de très
dangereux
oedèmes. J'ai vu mon père au lit, la face
incroyablement gonflée, les yeux boursoufflés, les
lèvres
enflées. Le
Gros Pierre, qui sait mon envie d'assister à
l'extraction
du miel, m'a revêtu de la tenue protectrice.
La cantine est là, de métal gris, bien close
car, avec les cadres que l'on a prélevés dans les
ruches,
on n'a pas pu
faire autrement, bien évidemment, que
d'enfermer
quelques abeilles. La cuve de l'extracteur est
un cylindre
métallique d'un mètre de haut, étamé. Le
cylindre est
perché verticalement, sur quatre pieds, bien
stable. Au
centre de la cuve se trouve un axe, auquel on
fixera les
cadres, l'un après l'autre. C'est moi qui aurai
l'honneur de
tourner la manivelle lorsque le couvercle de
la
centrifugeuse sera refermé ...
_"Pas trop vite ... Assez vite cependant ...
Régulièrement
!"
À la main gauche, le Gros Pierre tient un
soufflet muni
d'une boîte dans laquelle brûle sans
flamme un
morceau de toile de sac, légèrement
mouillée. Le
soufflet se termine par un bec. Quand on
l'actionne,
il en sort un jet de fumée. Le Gros Pierre,
bien sûr,
m'en a envoyé un dans la figure : Acre fumée
jaunâtre,
épaisse, qui brûle les yeux et vous fait tousser.
Je recule. Je
m'approche à nouveau : L'envie de
participer au cérémonial est plus forte que ma
crainte,
plus
puissante que ma toux qui me plie en deux.
Voici le couvercle de la cantine ouvert,
rapidement
refermé. Le Gros Pierre a enfumé la cantine,
ce qui
engourdit les abeilles, paraît-il. Il a saisi trois ou
quatre cadres
de bois. Il y passe une balayette préparée
à cette
intention, pour en éliminer les quelques dizaines
d'insectes
qui s' accrochaient.
_"Hum ! Le cadre n'est pas plein, me dit-il
dès la
première manipulation. Il me montre : Dans toute
une partie de
la gaufre de cire jaune, les alvéoles sont
ouvertes,
vides ... Que s'est-il passé ?
_" Elles ont dû être dérangées par des
araignées rouges, ou bien par des fourmis. Regarde,
elles
ont, ici, construit
un rempart de propolis. (Le propolis,
c'est une
matière qui ressemble à du carton mâché,
qu'elles
secrètent pour boucher les trous ou pour
protéger le
couvain).
Très peu de cadres sont touchés,
heureusement.
Le Gros Pierre saisit un couteau à longue
et large lame
plate. Il le passe bien à plat sur la gaufre
pour ôter les
opercules des alvéoles.
_"Regarde, tu vois le miel
?" _ J'approche
mon nez. Le Gros Pierre, bien sûr, me colle le cadre
dessus, mais c'est sans effet : La voilette m'a
protégé.
Pourtant,
j'ai vu le miel : Il tremblote au fond des
alvéoles hexagonaux.
Cadres fixés dans l'extracteur,
couvercle
fermé, je tourne la manivelle. Après quelques
essais, j'ai
trouvé la
bonne vitesse et le bon rythme.
Et cela sent bon ! ... Nous avons surtout du miel
d'acacia
cette année.
Il est blond, clair et bien liquide : Un miel
digne des dieux de l'Olympe !
Tout fier de mes connaissances récemment
acquises je réponds du tac au tac :
_"Du miel de l'Hymette, n'est-ce
pas ?"
_ "Il vaut le miel de l'Hymette. C'est celui
que
consommaient
les dieux. C'est avec celui-là qu'ils
faisaient
l'hydromel dont s'enivrait Aphrodite, la déesse
de l'amour !
" _ "Mais ne t'endors pas, tourne la
manivelle !"
Le moment venu, je soulevais le couvercle
de la centrifugeuse ... Ah ! Mes amis ! Cette odeur
! ... Et
puis, moi qui
ne mange du miel que très rarement, je
cassais un
morceau de gaufre et je mordais à belles
dents dans la
cire. Ah ! Mes amis ! Le miel emplit la
bouche, enduit la langue, le palais et les dents. Il
s'écoule
dans le
gosier. C'est sirupeux, épais, un peu collant, c'est
sucré, cela
sent la fleur d'acacia, la fleur des prés. Plus
que la saveur, Monsieur, c'est l'odeur, que je
retrouve
encore,
lorsque j'y pense. La cire s'agglomère en
boulettes sous vos dents, elle est malléable, un peu
sableuse ...
Je vous le disais, la cérémonie de
l'extraction,
c'était à peu près la seule occasion pour moi
de manger du
miel, à même la cire. Le Gros Pierre est
mort depuis
longtemps. Les ruchers ont disparu. J'ai
conservé les
odeurs et les saveurs en mémoire, plein les
narines
encore, et plein les papilles. Et puis, le miel,
quand on le
verse dans les bocaux de verre ... Plus
limpide, plus
beau que l'ambre, plus beau que la topaze
... De l'or !
De l'or, vous dis-je ... De l'or liquide, tel qu'il
coulait
autrefois dans les ruisseaux du Paradis Terrestre
... À y
tremper le doigt !
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