C’était, je crois, en 1969. Je naviguais dans
les
archipels des Tuamotu.
Pour cette tournée, j’avais embarqué sur un
dragueur de mines de la Marine Nationale. Ce
petit
bâtiment s’appelait « La Paimpolaise ».
Coque en
bois, peint en gris, il avait été construit
au Canada et
faisait partie du même lot que ceux que
j’avais connus
aux
Nouvelles-Hébrides et en Nouvelle-Calédonie :
La « Dunkerquoise », la
« Lorientaise » ... Bâtiments
fiables mais dont la hauteur sur l’eau
amplifiait le
roulis et le tangage !
Nous étions partis
pour Manihi, un atoll situé sur la
route des Marquises, mais nous avions dû faire
demi-tour et mettre
le cap sur Papeete : En fait, nous
avons mis en fuite devant un cyclone auquel
nous
tentions d’échapper. La mer était grosse quand
le
soleil se leva, d’un seul coup. La radio était
rassurante : Nous étions sortis de la
trajectoire de la
tempête … Le Lieutenant de Vaisseau qui
commandait le bâtiment décida de faire route
vers
Makatea.
Allez donc
comprendre quelque chose aux caprices
des océans ! Tout d’un coup, les vagues
s’étaient
calmées. Nous naviguions maintenant sur une
mer
d’huile. Le ciel s’était dégagé comme par
miracle.
Il était juste un
peu plus délavé que les flots. Au loin,
vers l’Ouest, un point noir, comme un gros
oiseau
posé.
« Makatea ! »,
me dit le Commandant.
Pour moi, ce nom évoquait
des aventures du siècle
dernier :
Joseph Conrad nous parle des « îles à
guano » … Des îles qui ont fait la
fortune de ceux qui
les ont exploitées …
Makatea est une île
comme il en existe peu dans les
océans … En existe-t-il même une seule qui lui
serait
semblable ? C’était un atoll, comme tous
les atolls de
l’archipel des Tuamotu, dont elle fait partie.
Elle se
situe à peu près à mi-chemin entre Tahiti et
Rangiroa, atoll au lagon immense. Mais Makatea
n’a
plus de lagon : C’est maintenant une île
qui a été
soulevée et qui se présente comme une table
exhaussée, avec ses falaises de quatre-vingts
mètres
de haut …
Forces immenses, jeu
de géants, jeu des dieux ou des
démons : On suppose que l’atoll de Makatea a
été
soulevé lorsque les volcans de Tahiti ont
émergé …
Leur poids aurait fait mouvoir les fonds
abyssaux et
ce gonflement aurait exhaussé Makatea d’un
seul
bloc, récifs, roches et lagon tout à la fois.
Le lagon,
bien sûr, se serait asséché : Il était
comblé par les
sédiments organiques. Là était l’or que les
découvreurs n’avaient plus qu’à ramasser à la
pelle et
à transporter à la brouette pour l’exporter
vers les
pays dont l’agriculture était en pleine
explosion : Le
Phosphate !
On attribue la
découverte du phosphate de Makatea
au Capitaine Bonnet, aux alentours de mille
huit cent
soixante. Dès mille huit cent neuf,
l’exploitation était
confiée à la Compagnie Française des
Phosphates
d’Océanie. À partir de là naît une
histoire !
Nous étions presque
arrivés. Les falaises se
dressaient, hautes, rébarbatives, creusées de
grottes.
Dans une échancrure du terrain
apparaissaient
quelques toits de tôles rouillées : Il y
a eu là une ville
de quelque trois mille habitants ! Une
sorte de
diplodocus de fer tendait le cou vers le
large : Un cou
de cent mètres de long, que l’on devinait
repliable …
Un convoyeur à tapis roulant.
Sous cette structure
antédiluvienne et par deux cents
mètres de fond flottaient deux ou trois bouées
énormes, jaunes : C’étaient celles
auxquelles venaient
s’amarrer les cargos pour charger le phosphate
amené jusque-là par le tapis roulant. Toutes
ces
installations étaient immobilisées depuis
l’année
mille neuf cent soixante-six … La ville était
abandonnée, les ateliers évacués. Il ne
restait plus,
sur l’île, que deux ou trois personnes … Dix,
tout au
plus ! Nous n’en rencontrâmes que trois.
Pas de port, pas de
quai : On débarquait de la
chaloupe au pied d’un escalier, juste à côté
d’un
monte-charge.
Vous avez déjà vu du
corail ? – Agglomérats de
branches de calcaire, blocs vermiculaires ou
en forme
de champignons, cavités aux rebords acérés …
Lorsque l’exploitation avait commencé, le sol,
paraît-
il, était plat, les
cavités remplie par le sable phosphaté
… Mais on avait vidé les creux à grands coups
de
pelle, posé des rails, un train circulait un
peu partout
et l’on en avait chargé les wagons. Lors de
notre
visite, les wagons étaient toujours là, vides
et rouillés
… Les locomotives étaient toujours là :
Les cuves de
fuel étaient pleines encore et l’on nous fit
l’honneur
d’un court trajet en chemin de fer !
L’île est un plateau
dont la longueur maximale est de
sept kilomètres et demie, sa plus grande
largeur étant
de quatre kilomètres.
Horreur d’une île
sacrifiée, inhabitable ! …
Volets battant aux vents, portes
ouvertes, béantes,
sols
défoncés, trous multiples, planches jetées en
manière de passerelles …
Bâtiments publics à
l’abandon : Église, temples,
échoppes et magasins, hôpital, écoles, bars,
ateliers
et bureaux, forge, fonderie, gare et …
des lits que l’on
a traînés dehors, puis qui ont été laissés là
… Des
casseroles, des assiettes, un pareo accroché
aux
épines d’un buisson … On songe à ces villes de
bois,
construites par les chercheurs d’or en
Californie ou
au Colorado, puis laissées à l’abandon :
Les films de
cow-boys nous en ont offert les images !
… On songe à
Pompeï ou Herculanum.
Mais ici, aucun
cataclysme n’est responsable du
délabrement ni de l’abandon : Le
rendement de
l’exploitation n’étant plus rentable, on a
arrêté les
générateurs, peut-être a-t-on aussi fermé les
robinets
… Puis on est parti !
Ô, l’atelier de
menuiserie ! … Sous la scie à ruban, sur
l’établi, il y avait encore un petit tas de
sciure
pulvérulente, comme si le menuisier allait
revenir
dans un instant et reprendre son travail là où
il l’avait
laissé … Un calendrier pendait au mur, sur
lequel on
avait noté en regard des dates le nombre de
cercueils
qu’il avait
fallu construire : Une ville de trois mille
habitants, on y vit, on y travaille, mais,
bien sûr, on y
meurt aussi !
L’exploitation avait
employé des ouvriers de toutes
origines : Des Polynésiens, bien sûr,
mais aussi des
Japonais, des Chinois … Des Annamites …
Hallucinant !
La Compagnie des Phosphates
d’Océanie, en 1910 a extrait 12 tonnes de
phosphates,
en 1929, elle en tirait 251 tonnes, en 1960,
elle
enlevait 400 tonnes ! Durant toute la
période
d’exploitation, des ouvriers qui circulaient
d’un trou
à l’autre sur des passerelles de planches, qui
creusaient le sable des phosphates à la pelle,
qui
roulaient leurs brouettes jusqu’aux wagonnets
du
chemin de fer, zigzaguant entre les
excavations,
qui s’enfonçaient au
plus profond des grottes ….
Des prêtres, des
curés, des pasteurs, des épouses,
des enfants, des
commerçants, des mécaniciens,
des bureaucrates,
des administrateurs …
Et puis, tout d’un
coup … On part en laissant
les portes
ouvertes : Clés sur les serrures, cuves
pleines, matériaux et outils … Tout, on laisse
tout
et l’on en fait
cadeau au Territoire, qui, transfère
le cadeau à la
commune … C’était en 1966 et le maire
de Makatea se demande toujours ce qu’il va
bien
pouvoir faire pour réinsuffler dans son île un
souffle
de vie !
Tourisme pour riches
rêveurs ? … Il reste, sur
Makatea, quelques crabes de cocotiers :
On les mange
et c’est, paraît-il excellent … Mais on peut
aussi les
naturaliser et les ramener chez soi pour les
exposer
sur les rayons de sa bibliothèque !
Se dresse sur celle
île un bloc de pierre que l’on
nomme la « Pierre Moa » … On voulait
l’enlever pour
en faire une stèle commémorative … On raconte
qu’il fut impossible
de l’arracher du sol : Même avec
un hélicoptère, on n’y parvint pas … C’est
l’esprit de
Makatea qui est toujours là … Contrairement
aux
apparences peut-être, la vie est toujours là …
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