C'ÉTAIT UN DIMANCHE
Il fait
beau. C'est le printemps. C'est dimanche. On s'est levé presque aussi tôt que
les autres jours de la semaine. On a dégagé les cendres chaudes qui encombraient
le foyer du potager aux carreaux de faïence blancs. On a un peu soufflé sur les
braises, rajouté trois morceaux de bois, chaque fois trois morceaux, que l'on a
fait se chevaucher précautionneusement. Les braises ont rougi, craqué un peu,
lancé quelques étincelles, puis les petites flammes bleues ont trembloté. On a
fait chauffer la casserole. On s'est assis sur le tabouret. On a coincé le
moulin entre ses deux genoux. On a tourné la manivelle.
On a fait le café,
trempant la chaussette dans le liquide frémissant, juste le temps qu'il
fallait. On a pendu la chaussette à un clou, au-dessus de l'évier. Quand le
marc sera égoutté, on le récupérera pour le mettre sur la terre des pots de
géraniums. On a versé le liquide à la fois brun et doré, dans le grand bol blanc
à liseré bleu. Un peu de vapeur s'est élevée. Cela sentait bon. On a entendu,
en haut de l'escalier, les enfants qui commençaient à remuer.
On a pris le bol dans ses
deux paumes. On s'est chauffé les mains. On a posé le bol sur la table
recouverte d'une toile cirée. On a sorti de sa poche le couteau à manche de
corne. On l'a ouvert. On est allé chercher le beurre dans le garde-manger,
conservé dans son pot de terre cuite. On a sorti le pain de la huche, dont on a
rabattu le couvercle. Il a fait un bruit sec. On s'est taillé une tartine. On
l'a enduite soigneusement. On est assis maintenant. Les autres jours, on boit
son café et on mange son pain en restant debout, près du foyer si c'est
l'hiver, devant la fenêtre ouverte si c'est la belle saison. Aujourd'hui, c'est
dimanche. Le dimanche, on prend le temps de s'asseoir. On coupe la tartine en
petits morceaux, l'un après l'autre. On les porte à sa bouche en les tenant
entre la lame et le pouce. Les coqs chantent, le cheval renâcle dans l'écurie,
les pigeons roucoulent, les veaux se lamentent. On reprend le bol à deux mains.
On le vide. On saisit le torchon. On essuie sa moustache, que l'on porte
tombante comme celle d'un Gaulois, épaisse et fournie.
L'oncle Marcel chausse ses
sabots et va soigner ses bêtes. La tante Élise est descendue à son tour. Elle a
auparavant "secoué les drôles". Elle leur prépare le déjeuner.
Tout à l'heure, l'oncle
Marcel reviendra, quand l'angélus sonnera. C'est dimanche. On se rase, le
dimanche. L'oncle Marcel ne va pas à la messe, mais, le dimanche, il a sa
propre cérémonie. Comme il fait beau, cela se passera dans le
"quéreu", près de la margelle du puits. Ce n'est pas la seule
cérémonie que l'on célèbre auprès du puits ! _ Les femmes s'y rassemblent pour éplucher
les légumes, pour tremper le linge ... Elles y vont trente fois par jour, afin
de tirer de l'eau pour la toilette, pour la bouillie des veaux, pour la pâtée
des canards ... Elles remplissent le seau pour laver le sol de la grande salle
ou celui de la cour. Elles vont au puits pour papoter, pour caqueter, pour
chipoter ...
Mais le dimanche, à
l'heure où sonnent les cloches de l'église, c'est mon oncle Marcel qui occupe
les lieux. Il ne déteste d'ailleurs pas que les gamins se rassemblent pour le
regarder. Je vous le dis, c'est une cérémonie !
Aujourd'hui, mon oncle
commence par ôter sa chemise. Il la pose sur le dossier de la chaise qu'il a
apportée là. Les longues manches pendent presque jusqu'à terre. Pas tout à
fait, c'est toujours de la même chaise que se sert mon oncle, son dossier a
juste assez de hauteur pour que les poignets ne traînent pas à terre. Il a le
torse moulé, maintenant, dans un maillot de laine, dont il ne se départit
jamais, quelle que soit la saison. Pour la cérémonie du rasage, il l'ôte
cependant, en le faisant passer par-dessus la tête. Le maillot rejoint la
chemise. Mon oncle a le torse nu maintenant, torse puissant, bras musclés ...
Dame, on n'a pas tout à fait par hasard servi dans les hussards, les hussards à
crinière. Mon oncle tient à ce que cela se sache. Et puis, mon oncle torse nu
... Il a conservé autour du ventre sa large ceinture de flanelle, sa ceinture
rouge. La ceinture de flanelle, on ne l'enlève jamais, quelle que soit la
saison ... On peut tomber la veste, quand on travaille dans les vignes, on peut
tomber la chemise, on peut même ôter le pantalon s'il fait trop chaud, on
poursuit le travail en conservant le caleçon long ... Mais le maillot, le
caleçon, la ceinture de flanelle rouge ... Jamais on ne les ôtera ! Ils appartiennent
au décor coutumier de ce pays de vignes.
Mon oncle tire un seau
d'eau, d'un seul trait. La poulie et la chaîne n'auront qu'un seul chant, bref
et continu. On a entendu un plouf puis la poulie et la chaîne ont encore
chanté. Cela a été très vite fait. Le seau est resté en équilibre sur la
margelle. A côté, à l'angle de l'abreuvoir avait été préparée la cuvette de fer
étamé. Mon oncle sait qu'on le regarde. Il y a toujours quelqu'un qui le
regarde pendant la cérémonie ... L'officiant vide une partie du seau dans la
cuvette, puis il gonfle largement la poitrine, y faisant pénétrer tout l'air
qu'elle peut contenir. Il lève les bras, magnifique. Il plonge alors la tête
dans la bassine. Il s'asperge et asperge le pavé tout alentour, soufflant bruyamment.
Il se savonne abondamment, se rince en projetant de l'eau partout une nouvelle
fois. Il vide la cuvette dans le caniveau. C'est alors, que le vrai spectacle
commence, grandiose !
Mon oncle a essuyé son
visage avec un ample torchon à carreaux. Il attache le torchon autour de son
cou. On s'aperçoit alors que tout était prévu : Sur la chaise, il y a le bol,
le blaireau, le bâton de savon à barbe, le petit bloc rectangulaire de la
pierre hémostatique, translucide, presque transparente, magique quelque peu,
qui sera utilisée seulement en cas de coupure. Il y a un journal plié en
quatre. Il y a aussi le rasoir, dit coupe-choux, rangé dans son étui de carton
gravé de lettres dorées. Mon oncle le sortira, le moment venu, avec précaution.
Il le dépliera avec respect, en tâtera le tranchant avec le gras du pouce ...
Il faut le faire, ce n'est pas rien, tâter le tranchant du rasoir, sans se
couper, avec le gras du pouce ! J'en connais qui se feraient une belle
estafilade ! Mon oncle ne se blesse jamais. Sur la chaise, il y a aussi une
longue lanière de cuir, large de trois doigts, longue d'une coudée.
Au mur proche il y a un
clou, planté là tout exprès. La lanière de cuir se termine par un anneau qu'on
accroche au clou. Mon oncle la tend en tirant de la main gauche. Elle est
luisante, grasse un peu, enduite et légèrement abrasive. De la main droite, il
fait glisser le rasoir, de bas en haut puis, après une virevolte rapide, de
haut en bas. La lame prête une fois la face où s'inscrit le nom du fabricant,
la fois suivante la seconde face, vierge, glacée. Au moment de la virevolte, il
se produit un éclair argenté. C'est une manoeuvre à la fois pompeuse,
inquiétante, mystérieuse. Le bras droit suit le mouvement, amplement, dégageant
le coude. Mon oncle, à ce moment-là, siffle la "Diane", comme à la
caserne. Ensuite, il saisit le bol. C'est un bol identique à celui que l'on
réserve au petit déjeuner, mais il est orné d'un liseré rouge, celui-là. Il le
saisit au creux d'une seule main, la gauche, les doigts enveloppants. Il y
verse quelques gouttes d'eau et, à ce moment-là il fait bien penser à un
officiant recueillant le liquide versé d'une burette. Il mouille le blaireau,
ce qui a pour effet d'en agglutiner les poils auparavant épanouis comme les
innombrables pétales d'une fleur tropicale. De la main gauche, il saisit le
bâton de savon, de la main droite il frotte le blaireau contre le savon.
Ensuite, c'est au fond du bol que cela se passe : Il fait mousser le savon
comme ma mère fait, à l'aide d'un fouet, monter les oeufs en neige quand elle
prépare des "îles-flottantes" pour un repas de fête. C'est avec
volupté qu'il fait tourner le blaireau dans le bol, en le tenant entre trois
doigts par son manche nickelé. La mousse se développe, monte, monte jusqu'au ras
du bol. Il tourne toujours, toujours sifflant, mais c'est alors la
"Charge" qu'il siffle, la charge de Cavalerie. Il faut que la mousse
devienne bien blanche et qu'elle soit assez ferme. Alors le sifflement cesse.
Se regardant dans le miroir accroché au même clou qui, tout à l'heure, a
soutenu la courroie, mon oncle entreprend de faire mousser le savon sur son
visage et sur son cou. Cela prend un temps infini, surtout s'il y avait là
quelque gamin pour regarder. Là aussi, il faut que la mousse soit bien ferme et
bien développée. Le blaireau, en larges cercles, parcoure les joues, à petits
coups passe près des oreilles ... D'un coup de torchon, dont il entortille un
coin, mon oncle débouche une oreille dans laquelle la mousse a pénétré. Le
blaireau, ayant fait le va et vient entre le bol et le visage se fait tendre,
voluptueux, insistant, avec une évidente maestria et une jouissance extrême. Il
prend son temps. L'opération s'achève sur le cou, remontant en larges à-plats
sous le menton. Le blaireau et le bol regagnent alors leur place sur la chaise.
Mon oncle s'examine à
nouveau attentivement dans le miroir, en tâtant du bout des doigts. Il saisit
le rasoir. Il l'ouvre, mais plus qu'à demi, le manche faisant un angle très
ouvert avec la lame. Le petit doigt se pose sur une sorte d'ergot spécialement
prévu à cet effet, la lame est tenue entre le pouce, l'index et le majeur
légèrement replié. Nous entrons dans la phase la plus spectaculaire de la
cérémonie ... Il faut se taire et retenir son souffle. C'est solennel.
La lame attaque toujours
au même endroit, au creux du menton, un peu sur la droite. À petits coups, tout
petits, elle creuse son chemin dans la neige, laquelle se soulève en bourrelet
qui devient vite grisâtre, de tous les poils agglomérés coupés net, au ras de
la peau. Celle-ci réapparait, rose. Mon oncle a saisi le journal de la main
gauche et, après chaque trajet de la lame, il essuie celle-ci. L'un après
l'autre, des petits tas de neige sale sont déposés sur le bord du papier. A chaque
dépôt, ils progressent jusqu'à jalonner la moitié du périmètre du journal. Les
en-avant de la lame se font plus hardis sur les joues, là où la peau est plus
plate. Au ras des oreilles, ils se font plus courts, précautionneux. De la main
gauche, mon oncle se tire l'oreille droite, le bras passant sous le menton : Il
faut tendre la peau pour faciliter la course de la lame. Le masque tombe petit
à petit. La figure de mon oncle réapparait. Avant l'opération, ne s'étant pas
rasé de la semaine, mon oncle avait le visage noir et hirsute. Il apparait rose
maintenant, presque aussi rose que celui d'un bébé. C'est comme une nouvelle
naissance. Cela se termine en une ultime phase : Mon oncle se saisit le bout du
nez entre le pouce et l'index de la main gauche. Il tire, en se soulevant le
nez. Attentivement il rase le pourtour de sa moustache, lui donnant de la
netteté. Il pose le rasoir et le journal. Il s'essuie le visage en
l'enfouissant dans le torchon. Lorsqu'il relève la tête, c'est pour siffler
"Aux Champs" !
_ Vous pourriez croire que
la cérémonie est terminée ? _ Point du tout : Nous n'en sommes encore qu'à la
pause, à l'entracte en quelque sorte ! Tout recommence, dans le même ordre,
avec les mêmes gestes, le même cérémonial : Repassage de la lame sur la
courroie tendue, mousse dans le bol, mousse sur le visage, petit doigt sur
l'ergot, manche de l'outil à demi replié ... Deuxième rasage, mais à rebours
cette fois-ci, en remontant sur les joues, en remontant sur le cou ... Essuyage
de la lame sur le journal, tout autour des deux côtés restés propres lors de la
première opération. Mêmes attitudes, en tirant sur l'oreille, en tirant sur la
joue, sur le nez ... Mêmes sifflements, mêmes ébrouements. Au bout du compte,
cela se termine toujours par la sonnerie " A la soupe !" ... Allez
donc savoir pourquoi !
Ramenant ses affaires à la
maison, mon oncle Marcel va se changer (c'est dimanche !); il embrasse la tante
Élise :
" Étrenne ma
barbe", lui dit-il. Puis il part au café pour "faire la partie"
... Au moment même où il passe le portail, les cloches sonnent à nouveau, les
cloches de l'église, pour la messe.
J’ai vu une fois, un jour
de fête, mon oncle Marcel assis sur le fauteuil du coiffeur. Ce n'était plus
lui l'officiant, mais il avait l'air de jouir encore plus pleinement de la
situation. Dans ce fauteuil, il était à demi allongé. Il avait la tête
renversée en arrière sur un appui-tête. Il tenait à deux mains un journal qu'il
lisait. Le coiffeur lui tenait le bout du nez entre deux doigts. La lame, ici
aussi faisait jaillir des éclairs et crissait. Elle était essuyée sur un papier
de soie immaculé ... Moi, je préfère de très loin voir mon oncle se raser
lui-même : Chez le coiffeur, mon oncle me semble manipulé comme un objet : On
lui tourne la tête, on lui penche le cou, il ne siffle ni "Aux
Champs" ni la "Diane"... Et puis, dans la boutique du coiffeur,
il n'y a pas de place pour moi. J'en suis réduit à épier par la porte, quand
elle est restée entrouverte.
Vous dirai-je que, l'âge
étant venu, je fus bien frustré lorsque ma mère m'offrit mon premier rasoir ? _
Ce n'était plus un coupe-choux, mais c'était un "Gilette", un rasoir
mécanique, utilisant des lames "de sûreté", plates, enveloppées dans
un papier sulfurisé légèrement gras, puis dans un papier plus fort, savamment
plié ... On changeait de lame tous les jours parce que son tranchant s'usait
vite. On n'utilisait plus le blaireau. On se servait d'un
"savon-crème", que l'on prenait directement avec le bout des doigts
dans sa boîte. On ne mettait plus le petit doigt sur l'ergot. On n'essuyait
plus de lame sur le bord du journal ... Allez donc siffler la
"Charge" de la Cavalerie ! _ Voilà comment les jeunes-gens se sentent
frustrés ! J'essayai ensuite le rasoir électrique, mais ce gros insecte qu'il
fallait tenir à la main, qui bourdonnait et faisait vibrer mes tempes était
très désagréable et je le trouvais très irritant pour mes joues, très lent et
trop peu précis dans son office. Je revins au rasoir "mécanique" dès
que celui-ci fit les progrès que l'on sait. J'ai, cependant, dans un tiroir,
toujours, un vieux coupe-choux qui me vient de je-ne-sais-où ... Saurais-je
m'en servir ?
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